Cyril Brandt (Chercheur associé à l’Institut des politiques de développement, IOB), Stylianos Moshonas (Chercheur postdoctoral à l’Institut des politiques de développement, IOB), Tom De Herdt (Professeur à l’Institut des politiques de développement, IOB), Jacques Tati (Enseignant et coordinateur de la FENECO/UNTC (syndicat)), Gauthier Marchais (Enseignant chercheur à l’Institute of Development Studies, Sussex)
Le 12 avril 2021, Tony Mwaba, l’une des voix les plus critiques de la corruption dans le secteur de l’éducation primaire et secondaire, a été nommé ministre de l’Enseignement primaire, secondaire et technique (MEPST) de la République démocratique du Congo. Sa nomination intervient quelques jours après la tenue d’un important procès à Kinshasa, qui a conduit à la condamnation des responsables du service d’Inspection générale de l’éducation et du service du contrôle et de la paie des enseignants (Secope) à 20 ans de travaux forcés. Le 21 avril, son prédécesseur Willy Bakonga a été arrêté au Congo-Brazzaville, extradé à Kinshasa puis condamné à trois ans de prison pour blanchiment d’argent car il aurait traversé avec plus de 10 000 dollars. Le vrai procès pour détournement doit encore commencer. Est-ce la fin des détournements, de l’impunité et le début d’une réforme sérieuse du secteur éducatif ?
Dans cet article, nous prenons du recul pour examiner les défis d’une telle réforme. En s’appuyant sur un travail de recherche de longue haleine sur l’économie politique des salaires des enseignants en RDC, cet article analyse la fraude salariale dans la longue durée, et souligne le rôle du patronage comme instrument clé de la gouvernance en RDC. Au-delà de la voie judiciaire vers la bonne gouvernance très médiatisée en ce moment, un changement durable de ce système nécessiterait une restructuration profonde des mécanismes de responsabilité politique. En attendant, nous ne pouvons que nous attendre à un réalignement des réseaux de patronage existants en direction de l’agenda politique du président actuel.
Accusations et enquêtes
En mars 2020, Tony Mwaba, député national du parti du président, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), a publiquement averti que la fraude massive en rapport avec les salaires mettait en péril la politique de suppression des frais de scolarité. Ses déclarations ne sont pas passées inaperçues. Peu de temps après, le gouvernement a déclaré qu’un recensement des enseignants comportait plus de 250 000 entrées non valides. Tony Mwaba a continué à critiquer le MEPST de façon publique. Il a exigé à plusieurs reprises un audit indépendant sérieux (par exemple, Tweets du 17 mai 2020 et du 17 octobre 2020) et a dénoncé le fait que le recrutement basé sur le favoritisme se fait au détriment des enseignants non payés (Tweet du 6 août 2020). En novembre 2020, probablement à la suite de son plaidoyer et de celui d’autres acteurs du secteur, l’Inspection Générale des Finances (IGF) a publié un audit. L’IGF y a rapporté que l’explosion du personnel administratif a soutiré des ressources importantes des salaires des enseignants, qu’un grand nombre d’enseignants sont restés impayés alors que de nouveaux ont été ajoutés aux listes de paie, le détournement de 62 milliards de francs congolais (environ 25 millions d’euros) et d’autres formes de fraude salariale. Le rapport dénonce cinq hauts fonctionnaires de l’EPST ainsi que des agents des ministères du Budget et des Finances.
En janvier 2021, le directeur national du SECOPE et l’inspecteur général du MEPST ont été arrêtés et condamnés à 20 ans de travaux forcés. Le problème s’est également répercuté dans les provinces. Les directeurs provinciaux et sous-provinciaux des bureaux du SECOPE, ainsi que certains enseignants, à Lomami et à Kinshasa par exemple, ont été arrêtés aux alentours du mois de février 2021. Dans la foulée, le secrétaire général du MEPST – qui dirigeait auparavant le SECOPE – a ordonné la fermeture de 1179 écoles fonctionnant sur de faux décrets.
Pourquoi maintenant ?
Pourquoi l’audit de l’IGF a-t-il été réalisé et pourquoi ses conclusions ont-elles eu un impact ? Songez qu’en 1979, Mobutu a déclaré : “Nous allons éliminer les écoles imaginaires et les faux enseignants qui n’existent que sur le papier.“ Les déclarations publiques de lutte contre la fraude salariale semblent se matérialiser à des moments stratégiques. Pour Mobutu, c’était un moyen d’attirer les financements de la Banque mondiale. Quelle a été la cause de la dernière annonce en date ?
Les enquêtes, et la nomination de Mwaba, sont imbriquées dans des changements frappants de la dynamique politique congolaise. Après une élection présidentielle truquée en 2018, et une alliance avec les forces entourant l’ancien président Kabila, le président Tshisekedi a récemment déjoué ses anciens alliés et pris le dessus à l’Assemblé nationale. Les enquêtes s’inscrivent dans le cadre du recours beaucoup plus large de Tshisekedi au “harcèlement judiciaire” contre des personnes clés du camp de Kabila.
Pendant 15 ans, le MEPST a été sous le contrôle du parti de Kabila, fonctionnant selon de nombreuses sources comme une vache à lait pour financer le parti. Alors que le procès, ainsi que la nomination de Mwaba, s’inscrivent dans une stratégie visant à nettoyer les restes du réseau de patronage de Kabila au sein du MEPST, il est beaucoup moins sûr cependant que le nouveau président puisse se permettre de renoncer à cette importante ressource politique. Dans un régime où les réseaux de patronage constituent la “base la plus solide du pouvoir“, Tshisekedi a déjà démontré qu’il était un “praticien averti des relations patron-client, avec de nombreuses bouches à nourrir“. Étant donné que sa coalition reste instable et repose sur des membres du Parlement qui “conditionnent leur soutien à des paiements ou à des opportunités d’extraction“, il aura besoin de toutes les sources possibles pour rassembler des fonds. Et ce d’autant plus que le système politique de la RDC attend avec impatience un nouveau cycle d’élections, en 2023.
Sommet de l’iceberg
Le 10 Février 2021, Tony Mwaba écrit sur Twitter que la fraude à l’EPST n’est que le sommet de l’iceberg, pointant du doigt vers des pratiques similaires dans d’autres ministères. En effet, les pratiques frauduleuses dans la paie des agents et fonctionnaires ne sont pas l’apanage exclusif du ministère de l’EPST, mais se retrouvent de manière systémique dans tout le secteur public. Essayer de réformer la gestion des ressources humaines et la paie des agents de l’État impliquerait de retirer une énorme ressource de patronage, amplement utilisée à des fins électorales, des mains de centaines de bureaucrates et de politiciens.
Depuis deux décennies, des centaines de milliers de fonctionnaires sans numéro matricule – les Nouvelles Unités – travaillent sans toucher leur salaire de base. En période d’élections, la fonction stratégique du ministère de la fonction publique, seule autorité habilitée à émettre des numéros matricule pour les agents sous régime général, est typiquement utilisée de manière assez libérale, vu que cela peut servir comme une forme de recrutement ayant des visées électorales. En 2018 et 2019, dans le but de favoriser une victoire électorale pour le candidat préféré du président sortant, le ministre de la fonction publique Michel Bongongo fit recours à cette méthode à une échelle inégalée. Le ministre de la fonction publique aurait signé plus d’une centaine d’arrêtés ministériels, officiellement pour régulariser la situation des Nouvelles Unités travaillant sans numéro matricule. Ces arrêtés, contenant des milliers de noms pour les administrations du niveau central, et des dizaines de milliers dans les provinces, ont effectivement doublé le nombre de fonctionnaires immatriculés. Bien que l’immatriculation n’implique pas automatiquement l’accès au salaire de base – avoir un numéro matricule est un prérequis pour obtenir un salaire, mais ce processus peut prendre des années – ces arrêtés ont élargi considérablement les rangs des prétendants à l’emploi public, alors même que parmi eux il y en a beaucoup qui ne sont pas des Nouvelles Unités effectivement en activité. En tout cas, autant les conséquences des élections (des estimations officieuses font état de plus de 750.000 numéros matricules donnés en 2018-2019) que les difficultés ayant trait à la résolution des problèmes afférents à la gestion des rémunérations, vont peser lourdement sur tout effort visant à redresser l’administration publique.
La politique de la gratuité dans l’éducation annoncée par le nouveau président a aussi fait monter les enchères en matière de paie des agents. Cette politique a offert l’opportunité d’ajouter des agents aux listes de paie à une échelle massive. Le processus pour un enseignant pour obtenir un salaire comprend tout un dossier de l’enseignant. Ces dossiers contiennent entre autre la commission d’affectation du gestionnaire de l’école, des informations sur l’école ainsi que des attestations sur les qualifications de l’enseignant. Ce dossier devrait passer par les antennes du SECOPE au bureau provincial de cette agence et puis à Kinshasa. Or, très souvent il y a des ‘raccourcis’ à travers des parrains. Le parrainage dans le secteur de l’éducation existe depuis longtemps, mais la gratuité a probablement facilité le processus, plutôt que l’inverse. Des relations avec un politicien, par exemple sur base d’affiliation à un parti politique ou de liens ethno-régionaux, augmente les chances qu’une école soit ajoutée aux listings de paie. La création de nouvelles structures administratives éducationnelles et de bureaux gestionnaires a été un moyen de faire gonfler la part du gâteau à partager. À leur tour, les bureaux sous-provinciaux du SECOPE demandent des paiements illicites substantiels pour faire enregistrer les écoles et les enseignants, par exemple $400-650 pour la mécanisation d’une école (la mécanisation implique l’ajout de l’école dans la base de données officielle, mais pas forcément sur la liste de paie), alors que les pots-de-vins versés ne mènent pas toujours à l’intégration sur les listes de paie.
La négligence administrative
Tout ceci montre à quel point la frontière entre « l’Etat » et la « la société » est devenue poreuse en République Démocratique du Congo, dont les dynamiques sont gouvernées par les pressions sociales, les rentes économiques et les considérations politiques. A ceci, nous devons ajouter des décennies de négligence administrative. Pendant des années, des masses d’enseignants congolais qui étaient en train de travailler sous des funestes conditions n’ont pas été payés par le gouvernement. Depuis septembre 2019, sous la nouvelle politique de la gratuité de l’éducation au primaire, la plupart des parents ont effectivement arrêté de financer leurs salaires et des milliers d’enseignants ont été ajoutés sur les listes de paie. Depuis 2003-04, le nombre d’enseignants a augmenté de façon drastique pour répondre à l’augmentation, drastique aussi, du nombre d’enfants à l’école primaire. Les enseignants non-immatriculés, cependant, ont continué de poser un grand problème.
La négligence administrative montre aussi les difficultés de mettre en œuvre la décision des cours et tribunaux à propos de 1179 écoles fictives retirées des fichiers de paie : comme le suggèrent les réactions des leaders éducationnels, quelques-unes de ces écoles ont réellement fonctionné pendant des décennies. Un grand nombre d’autres écoles ont obtenu leurs arrêtés via des processus informels, en dehors de tout planning éducationnel. Quelle est la différence entre les écoles fonctionnant sur base de faux arrêtés et celles fonctionnant sur base d’arrêtés obtenus purement sur base de patronage sans aucune préparation technique ou de surveillance ?
Outre la résistance des acteurs gouvernementaux au nettoyage des fichiers de paie, le silence de la part des syndicats peut partiellement expliquer la situation actuelle. Cette dynamique syndicale terne peut partiellement s’expliquer par : un manque de syndicats forts et indépendants, un manque de confiance entre enseignants et leurs syndicats et la cooptation des leaders syndicaux. Ces facteurs ont significativement affaibli l’impact des syndicats. Sur une quarantaine de syndicats dans le secteur, seule une poignée peut être considérée comme fonctionnant convenablement. Pour affaiblir davantage la position syndicale, créer la confusion et la perturbation, les anciens ministres de l’EPST, Maker Mwangu et Gaston Musemena ont beaucoup interféré en soutenant la création de nouveaux syndicats parfois truffés des pesanteurs ethno-tribales. Ces pseudo-syndicats vidés de leur essence, sans connaissances réelles des matières syndicales, étaient créés coûte que coûte, afin de soutenir la position de leurs frères ministres et faire le contre-poids contre des syndicats qui s’opposaient à la ligne adoptée par les deux ministres.
Compte tenu de l’ampleur et de la profondeur du phénomène de la fraude salariale, de son lien avec les élections, du contexte de négligence administrative et de la capture politique des syndicats d’enseignants, et du climat pré-électoral, on peut se poser la question si la nomination du nouveau ministre pourra fonctionner comme un catalyseur d’un mouvement initié par les arrestations récentes et les audits de l’IGF, ou bien comme le point d’orgue transformants ces actions juridiques plutôt en événements hautement médiatisés qui remplacent certains acteurs mais gardent le même scénario. Le futur nous en enseignera.