Après 18 ans au pouvoir, Joseph Kabila a passé le relais à Félix Tshisekedi à l’issue de la présidentielle controversée du 30 décembre 2018. Derrière lui, l’échiquier politique congolais se recompose, mais tout semble indiquer que le président sortant est resté en réalité le maître du jeu. Quid de son successeur ?
Entre désillusion et scepticisme. Après avoir paradé pour fêter la proclamation de leur champion comme vainqueur de la présidentielle, des militants et sympathisants de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS), parti de Félix Tshisekedi, commencent à s’interroger. Le changement tant attendu n’est-il pas de façade ? Le nouveau président dispose-t-il réellement des marges de manœuvres suffisantes pour imprimer sa vision ?
FCC, une réelle domination ou une « simple majorité numérique »
Le camp du nouveau président est resté impuissant devant le triomphe insolent du Front commun pour le Congo (FCC), plateforme du chef d’État sortant, à l’Assemblée nationale et aux assemblées provinciales. Après la défaite d’Emmanuel Ramazani Shadary, son candidat et dauphin de Joseph Kabila, le FCC a en effet raflé tout sur son passage : il revendique jusqu’à 342 députés sur les 485 élus validés de la chambre basse du Parlement congolais, en attendant la validation des députés de Yumbi et de Beni.
Mais, comme le confirme cette « liste de déclaration de l’appartenance politique des partis ou regroupements politiques au bureau provisoire de l’Assemblée nationale» que nous publions ci-dessous, la nouvelle majorité comprend en réalité 382 députés, y compris les élus de l’UDPS et ceux de l’Union pour la nation congolaise (UNC) de Vital Kamerhe. Autrement dit, le FCC et le Cap pour le changement (Cach), regroupant l’UDPS et l’UNC, forment officiellement la majorité parlementaire.
Liste de déclaration de l’appartenance politique des partis ou regroupements politiques au bureau provisoire de l’Assemblée nationale.
Le FCC domine également le Sénat avec plus de 100 élus. Même score stalinien du côté des assemblées provinciales et des gouverneurs de province. Une configuration qui laisse présager une mainmise de Joseph Kabila sur les nouvelles institutions qui sont en train d’être installées. Ce qui commence à révolter certains militants de l’UDPS, voire du Cach.
Pour tenter de rassurer ceux qui s’attendaient à une réelle alternance après les années Kabila, des proches collaborateurs de Félix Tshisekedi réajustent leurs éléments de langage. Ils qualifient l’écrasante domination du FCC d’une « simple majorité numérique » insuffisante, font-ils croire, pour imposer un rapport de force au nouveau président. « Cette majorité se doit de s’inscrire dans la logique du changement parce que le peuple aspire au changement », espère le député Peter Kazadi, l’un d’entre eux. Mais les plus pragmatiques le savent. Ils le confient même à certains de leurs interlocuteurs du soir : avec cette omniprésence du camp Kabila, « Félix Tshisekedi a les mains liées ». Il serait donc difficile, voire impossible, au nouveau chef d’État d’imposer sa volonté ou sa vision sans provoquer un bras de fer avec son prédécesseur.
Stratégie de Fatshi face au FCC
Fatshi, comme l’appellent affectueusement des Congolais, est-il aujourd’hui capable de s’émanciper de Joseph Kabila ? Beaucoup d’observateurs n’y croient pas. En tout cas, pas dans l’immédiat. Selon plusieurs sources proches de deux hommes, Félix Tshisekedi et Joseph Kabila seraient liés par un « deal ». Un accord qui aurait été conclu à Kingakati, peu avant la publication des résultats de la présidentielle du 30 décembre. Ce que, officiellement, l’UDPS a toujours démenti.
En fait, des indiscrétions dans les deux camps indiquent que des négociations entre Cach et le camp de Kabila datent de l’après Genève. Lorsque Félix Tshisekedi et Vital Kamerhe retirent, mi-novembre 2018, leur signature du document qui octroyait à leur camarade Martin Fayulu le statut du candidat commun de l’opposition, des contacts avec le régime en place à l’époque n’ont pas tardé à reprendre. Des tractations se sont ensuite accélérées après la tenue du scrutin présidentiel.
Le candidat du FCC – qui s’était officiellement présenté comme candidat indépendant -, Emmanuel Ramazani Shadary, ne pouvait « pas être sauvé », selon un cacique du camp Kabila, membre du centre de compilation du FCC. L’écart était en effet trop important entre ses suffrages récoltés et ceux de Martin Fayulu, qui était réellement arrivé en tête selon des chiffres compilés par la mission d’observation de la Conférence épiscopale nationale du Congo (CENCO) et les fuites de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni).
Malgré la réticence de l’armée, Kabila tente d’abord d’en discuter avec Fayulu à travers une succession d’émissaires. Fin de non recevoir ou une réponse qui s’en apparente. L’option Félix Tshisekedi s’impose alors. La suite, on la connaît. Une fois proclamé président de la République, « Fatshi » est obligé de montrer aux Congolais qu’il n’est pas un « pantin » de Kabila, comme le prétend Martin Fayulu.
La #RDC est gouverné par un pantin. https://t.co/oBZNwPn8Vu
— Martin Fayulu (@MartinFayulu) March 4, 2019
Petit à petit, Félix Tshisekedi distille son message dans l’opinion : il est celui qui veut éradiquer la corruption, « déboulonner » la dictature de l’ancien régime. Mais sur le terrain, ces discours pleins de bonne volonté ne se traduisent, pour l’instant, que par des demi-mesures symboliques, teintées d’une bonne dose de populisme : les fois où il s’arrête dans une rue de Kinshasa pour suspendre l’exécution d’un déguerpissement ou lorsqu’il instruit le paiement en procédure d’urgence des arriérés et autres avantages des employés de Transco (société publique de transport en commun à Kinshasa) qui étaient dans la rue, ou encore lorsqu’il suspend l’installation du Sénat pour soupçons de corruption. Avant de se raviser à la suite des pressions du FCC et de son chef.
Félix Tshisekedi peut-il inverser le rapport de force ?
Félix Tshisekedi le sait aussi. Si elles ne sont pas très rapidement suivies des réformes courageuses, ces mesurettes finiront par entamer le capital de sympathie dont il jouit encore auprès de ses partisans, voire des Congolais. D’ailleurs ça commence déjà à trop se voir : le nouveau président de la République ne dispose pas de tous les leviers du pouvoir, surtout en ce qui concerne l’appareil sécuritaire. Il s’est contenté par exemple de s’entourer des mêmes sécurocrates – parfois décriés – qui ont travaillé avec son prédécesseur.
« Tous n’étaient pas mauvais, se défend-on dans son entourage. Et que des officiers comme le général John Numbi – cité dans l’affaire de l’assassinat du défenseur des droits de l’homme Floribert Chebeya entre autres – sont encore en fonction et n’ont pas été nommés par Félix Tshisekedi. » Le nouveau président ne se prive en tout cas pas de leurs services. C’est ainsi qu’il a dépêché à Lubumbashi le même John Numbi, inspecteur général de l’armée, pour trouver des solutions à la recrudescence de l’insécurité dans cette ville du sud du pays.
Entre Félix Tshisekedi et l’armée, c’est surtout un mariage d’intérêts. Plusieurs officiers et responsables des services de sécurité ont milité pour que Joseph Kabila accepte de lui passer le flambeau. Parmi eux, le général Jean-Claude Yav, commis à la Maison militaire sous Kabila, qui pourrait rebondir à un nouveau poste stratégique, à l’instar de François Beya passé de la Direction générale de migration (DGM) au cabinet du nouveau président, en qualité de conseiller spécial en matière de sécurité. Ce dernier est assisté par le controversé Roger Kibelisa qui, en dépit des sanctions de l’Union européenne pour son implication dans la répression des manifestants entre fin 2016 et 2018, a quitté la direction du département de la sécurité intérieure de la redoutée Agence nationale de renseignement (ANR) pour entrer au cabinet du chef d’État.
Sur le terrain politique, le rapport de force reste aussi à l’avantage de Kabila et de ses hommes. Mais ici Félix Tshisekedi tient à imprimer sa marque, et ce même en apparence. Il s’est par exemple déjà opposé à la proposition du camp en face de nommer Albert Yuma, patron des patrons congolais et président de la Gécamines, au poste de Premier ministre. Selon toute vraisemblance, il a aussi réussi à convaincre ses « partenaires de l’alternance » à disposer de la majorité des ministères régaliens, malgré une minorité de son regroupement politique à l’Assemblée nationale.
Sauf derniers réajustements à l’issue des concertations en cours entre le FCC et le Cach – qui tentent de former une coalition pour « gouverner ensemble » -, Félix Tshisekedi aura les mains libres pour placer ses hommes dans les ministères des Affaires étrangères, de la Défense et de l’Intérieur. Le camp de Kabila, lui, proposera le prochain garde des Sceaux et l’essentiel des ministres. « Mais la population ne veut plus voir les mêmes têtes, celles qui l’ont croupie dans la misère au profit de leurs intérêts égoïstes », avertit un proche du président. Des caciques et autres dignitaires de l’ancien régime l’entendront-ils de cette oreille ? Une certitude : la composition du prochain gouvernement donnera une première indication sur la capacité de Félix Tshisekedi à imprimer sa vision. Tic-tac, tic-tac, tic-tac.