« Une décentralisation sans ressources n’en est pas une. Ce processus connaît beaucoup d’erreurs et, en matière politique, l’on arrive toujours à un gap entre l’idéal et la réalité ». Propos du Professeur Evariste Boshab, vice-premier ministre et ministre rdcongolais de l’Intérieur en réaction au jugement sévère formulé par les Professeurs Evariste Mabi et Emmanuel Kasongo à l’occasion de la présentation à Kinshasa des monographies des nouvelles provinces par le Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren (Belgique).
Effectif avec la nomination des commissaires spéciaux, puis l’élection des gouverneurs et vice-gouverneurs à la tête des nouvelles provinces, le découpage territorial a accéléré la décentralisation, faisant passer ainsi le nombre des provinces de 11 à 26. Cette réforme territoriale a fait l’objet d’une étude de la part du Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren (MRAC) en collaboration avec plusieurs institutions scientifiques congolaises, notamment le Centre d’Etude Politique (CEP) de l’Université de Kinshasa. Cette recherche – dont l’objectif est de contribuer à la connaissance du pays pour la construction d’un Etat congolais cohérent devant assurer un développement maîtrisé – a abouti dans un premier temps à la publication des monographies des neuf provinces (Equateur, Bas-Uélé, Haut-Uélé, Tanganyka, Maniema, Kwango, Mongala, Sud-Ubangi et Kasai-Oriental) dont la présentation a été faite ce 28 juillet à Kinshasa. Au travers des thèmes respectivement développés pour la circonstance, à savoir « L’implication budgétaire du passage de 11 à 26 provinces » et « Nouvelles provinces, mais anciens défis : la décentralisation à l’épreuve des réalités locales », les Professeurs Evariste Mabi Mulumba et Emmanuel Kasongo Mugongo ont mis en évidence les incohérences caractérisant ce processus.
Le premier a relevé le déficit du cadre juridique, les faiblesses qui caractérisent la réforme territoriale dont le cadre juridique est déficitaire. La difficulté des provinces à disposer de leur propre personnel, faute de cadre juridique approprié, entache notamment le transfert des pouvoirs entre le gouvernement central et les provinces, voire les Entités Territoriales Décentralisées (ETD). Le manque criant des ressources dont souffrent les nouvelles provinces complique non seulement l’équation de la rétrocession et le fonctionnement de la caisse de péréquation, mais donne également lieu à la non consolidation du budget de l’Etat ; les budgets des provinces n’y étant pas intégrés jusque-là. Par ailleurs, la décentralisation s’est traduite par l’alourdissement des charges de l’Etat avec le nombre des provinces passé de 11 à 26, entraînant celui des ministres provinciaux de 110 à 260. Un accroissement des charges sans contrepartie en termes des ressources supplémentaires. Cette observation vaut également pour les Assemblées provinciales et d’autres services connexes. D’autre part, Les programmes d’investissements sont en porte-à-faux par rapport au Plan national d’investissements. D’où pour cet ancien premier ministre, il importe d’adopter une ligne de conduite dans la prise des décisions.
Pour le Professeur Emmanuel Kasongo, politologue, on est allé à la décentralisation par respect à la constitution, alors que les défis – du reste anciens, persistent et constituent inexorablement un facteur d’échec. Il s’agit, entre autres, de la faible capacité extractive des ressources et de leur précarité qui rendent hypothétique la rétrocession et mettent à rude épreuve le transfert des pouvoirs, du manque de volonté politique, de la vétusté des mécanismes et des procédures, du gangstérisme fiscal, du gaspillage des maigres ressources, de la corruption, de la concussion, des détournements des deniers publics, de la libre administration ou de la double administration. Somme toute, la décentralisation risque d’être un débarras pour le gouvernement central, abandonnant ainsi à leur propre triste sort les nouvelles provinces et les ETD. Elle est un forcing des autorités nationales et un écolage pour les autorités locales, habituées au paternalisme, donc à la tradition de la centralisation.
Les propos des deux Professeurs n’ont pas laissé indifférent leur collègue Evariste Boshab. Dans une sorte de fuite en avant, il a constaté avec les deux intervenants qu’ « une décentralisation sans ressources n’en est pas une ». Epinglant la difficulté quant à la capacité contributive de chaque province dans la perspective de la rétrocession, il a posé la question de savoir s’il fallait au préalable doter les nouvelles provinces des infrastructures adéquates ou avoir toutes les lois avant la réforme. Soutenant qu’en matière politique, il y a toujours un gap entre l’idéal et la réalité, il a souligné : « Dans ce processus, il y a beaucoup d’erreurs. C’est un apprentissage que l’on doit continuer, y compris la population ».
Du coup, la déclaration du Professeur Boshab suscite une question : Quels sont les véritables mobiles qui ont poussé le Gouvernement à accélérer le processus de découpage territorial ? Plusieurs institutions internationales, voire nationales avaient, par leurs études et rapports, tiré la sonnette d’alarme en relevant l’impréparation et le manque de ressources caractérisant la réforme. Ce que reconnaît en quelque sorte Henri Mova Sakanyi, secrétaire général du PPRD, dans une interview au GEC : « Les réformes engagées par le gouvernement, en l’occurrence celle marquant le passage des 11 à 26 provinces, en rajoute aux difficultés (…) ».
Pour leur part, les chercheurs Manya Riche et Kris Berwouts soutiennent, d’une part, que si le gouvernement clame le respect de la constitution, d’autres hypothèses évoquent, cependant, des mobiles de conservation du pouvoir, mais aussi la volonté de limitation du poids de certains leaders politiques notamment dans l’ancienne province du Katanga, à l’instar de Moise Katumbi et Kyungu wa Kumwanza jugés trop indépendants, trop influents ou encore susceptibles d’échapper à l’autorité de Joseph Kabila. Et de souligner d’autre part: « Ce redécoupage va redéfinir l’équilibre des pouvoirs entre groupes ethniques et intérêts économiques et être une source de tensions, de compétition et potentiellement de violence en différents endroits. De la sorte, le Président Joseph Kabila pourrait invoquer des raisons sécuritaires pour repousser les élections. En tant que chef de l’État, il pourrait aisément proclamer l’Etat d’urgence ou l’Etat de siège afin de reporter temporairement le processus électoral ».
La décentralisation jouissant d’un soutien politique important, aucun conflit majeur n’a été enregistré jusque-là. Mais, il reste que son accélération en 2015, alors que le président Joseph Kabila avait joué au sursis en 2009 (voir discours sur l’état de la nation du 07/12/2009), est politicienne, et ne repose pas sur la volonté de développement à la base.