Pour peu qu’on jette un regard devant et qu’on s’interroge sur l’avenir de la République démocratique du Congo, le brouillard le plus épais est l’horizon le plus immédiat. Tout se passe en effet comme si aucune solution n’est envisageable, sauf si elle réside dans la multiplication des tragédies humaines jetant les tribus les unes contre les autres pour confirmer la théorie du chaos et de l’ingouvernabilité face à la demande incessante de l’alternance.
Comme aux heures les plus sombres de l’après-indépendance, l’affaire Kamuina Nsapu s’est muée en chasse aux sorcières dans le territoire rural de Tshikapa et la ville du même nom, chef-lieu de la province du Kasaï. Les populations d’expression luba y sont l’objet des pogroms qui ne sont pas sans rappeler ceux du début des années 1990 alors que le régime Mobutu était arrivé en fin de cycle et que de l’intérieur comme de l’extérieur des voix s’élevaient pour exiger sa chute, l’organisation des élections et l’alternance démocratique. Dans le cas présent, ce sont les populations Tshokwe, Pende et, accessoirement, Bindi, qui se sont armées de machettes pour chasser ceux qu’elles considèrent désormais comme des non-originaires.
L’histoire se répéterait au nom de la lutte pour la conquête et la conservation du pouvoir. Comme après l’indépendance, l’objectif est de provoquer une réaction en chaîne de la part des populations brimées pour généraliser le conflit et asseoir la thèse de l’instabilité qui justifierait la conservation du pouvoir en retardant indéfiniment les élections. Comme après l’épuration de 1992 au Shaba sous Mobutu, un premier ministre d’origine luba est théoriquement au pouvoir pour mieux le mettre en conflit avec sa base sociologique.
Le paradoxe voudrait que les Tshokwe qui revendiquent le territoire et la ville de Tshikapa sont également visibles dans le Katanga du fait de leur appartenance au groupe Karund tandis que dans le Bandundu les Pende ont comme base la ville de Gungu, bastion historique du Palu d’Antoine Gizenga Fundji, dont on peut douter qu’il soit partie prenante à la chasse aux sorcières qui a commencé. Les uns et les autres ont oublié l’histoire d’une province dont le nom a toujours été « Unité kasaïenne », parce qu’elle était censée réunir les populations kasaïennes d’origines diverses, et où, en raison d’autres vagues d’épuration qui les ont frappées peu après l’indépendance, les populations d’expression luba sont les plus nombreuses. A Mweka ou Ilebo, à Luebo comme à Tshikapa.
Le cas Bindi est le plus curieux parce qu’il s’agit de la diaspora d’un peuple travailleur attirée par les flonflons d’une ville minière, aujourd’hui poussée à revendiquer le droit du sol loin, très loin de ses terres d’origine à Luiza, Kazumba et Dibaya, dans la province voisine du KasaÏ central.
Mais l’ironie dans cette affaire est que Tshokwe, Pende et Bindi qui se déclarent originaires de Tshikapa ont pour principal réflexe de survie, à Kinshasa ou dans d’autres provinces de résidence, de se réclamer du grand ensemble luba dont ils pratiquent, pour le besoin de la cause, la langue après avoir enfariné les leaders luba dans le mythe du Grand Kasaï, dont on se sert tour à tour comme base ou comme repoussoir afin de tirer de l’une ou l’autre position un maximum d’avantages.
La facture est évidemment lourde en termes de dégâts matériels et humains. Symboliques sont les cas des docteurs Mwamba Tshibitshabu et Van Mbuyi cruellement tués au nom de leur appartenance ethnique.
La semaine dernière, les autorités angolaises avaient pour leur part enregistré plus de 11.000 réfugiés rien que dans la province de Lunda Norte frontalière de celle du Kasaï en RDC, avec une forte concentration dans la ville de Dundo. A la seule différence qu’aujourd’hui, les nouvelles technologies de l’information et de la communication permettent que ces pogroms ne restent pas éternellement anonymes, en mettant les noms et les voix sur des visages, tout en fixant à chacun rendez-vous devant la Cour Pénale Internationale.
En attendant, les idéologues de l’épuration pavoisent en se disputant le pouvoir sur les cadavres et les déplacés semés par ces drames oubliés. Le cas de la signature le 27 avril au Palais du Peuple de l’arrangement particulier sur les modalités de mise en œuvre de l’accord de la Saint-Sylvestre. Une cérémonie qui n’a pas connu la présence des grands témoins que sont l’ONU, dont le représentant du secrétaire général et chef de la Monusco, Maman Sidikou, a brillé par son absence. Absents aussi les représentants des principaux partenaires de la RDC que sont les Etats-Unis, le Canada, la Grande Bretagne, la France et la Belgique. Mais la plus grande absente a incontestablement été la Conférence Episcopale Nationale du Congo, CENCO, médiatrice de l’Accord du 31 décembre 2016 et de son annexe l’Arrangement particulier. Le comportement d’autres acteurs n’a fait que souligner la caractère pathétique de la cérémonie de signature de ce document avec le refus du Rassemblement dirigé par Félix Tshilombo, l’absence de Valentin Mubake pourtant annoncé mais qui a exprimé des réserves expresses sur le contenu, ainsi que le yo-yo du Front pour le respect de la Constitution qui a vu le député MLC Fidèle Babala signer en dépit des réticences exprimées par sa secrétaire générale Eve Bazaïba.
Globalement, Joseph Kabila qui voulait donner l’impression de maîtriser le processus est rentré à la case-départ avec le même déficit d’inclusivité, se contentant de la seule opposition signataire de l’Accord du 18 octobre 2016, et ne parvenant à arracher, du Rassemblement, que la signature des seuls Olenghankoy Mukundji et Lisanga Bonganga sur les 15 négociateurs de cette plateforme.
Question : si la crise n’avait aucune chance d’être résorbée, pourquoi Joseph Kabila a-t-il pris le risque de s’isoler à l’extérieur comme à l’intérieur, sans aucune garantie que, grâce à son tour de passe-passe, les élections auront bel et bien lieu en décembre prochain ?
La plupart des analystes ont noté que l’initiative du leader congolais ne pouvait que récolter des commentaires ironiques. D’abord parce que les présidents des deux chambres parlementaires n’avaient pas qualité pour jouer un rôle que la constitution ne leur reconnaît pas et qui ne pouvait leur attribué selon sa convenance par Joseph Kabila lui-même.
Président du sénat, Léon Kengo avait subtilement pris des distances en indiquant que c’était à la demande du chef de l’Etat, mais le juriste chevronné qu’il est n’a pas eu le courage de s’opposer à un ordre illégal comme le recommande l’article 64 de la constitution, privilégiant le doux confort de sa fonction. En revanche, Christophe Lutundula, au nom du Rassemblement, ne s’est pas interdit de démolir la posture du chef de l’Etat : «En vertu de quelles prérogatives constitutionnelles, le Parlement – par l’entremise des présidents des deux chambres – se mêle-t-il d’un processus de négociations politiques extra-institutionnelles et entre privés?». Et d’insister : « Même si on peut considérer que c’est le président de la République qui le leur a demandé, cela n’est pas possible. Parce que les prérogatives des institutions sont en fait des compétences d’attribution. Le président n’est pas le constituant qui attribue des compétentes aux institutions de la république», a-t-il argumenté avant de rappeler qu’aux discussions de la CENCO, le consensus avait été adopté comme mode de prise de décision.
Très attendu pour apporter sa caution à la cérémonie, Valentin Mubake, ancien conseiller d’Etienne Tshisekedi, a tout aussi démonétisé l’initiative de Joseph Kabila :«Si je dois signer, je dois signer un document dont je connais le contenu.». Pour lui, «L’invitation devrait consister uniquement en la finalisation de l’arrangement particulier pour lequel, je rappelle, il y a trois points de divergence, à savoir: la présentation et la nomination du Premier ministre, la présidence du Conseil national de suivi de l’accord et le chronogramme qui va baliser le chemin des élections prévues pour cette année».
De son côté, Henri Thomas Lokondo, député de la majorité, a déploré l’absence du caractère inclusif consacré par l’accord du 31 décembre : «Cet arrangement particulier avait été négocié par 32 personnes; aujourd’hui, on voit seulement 17 personnes qui l’ont signé. Cela veut dire que l’inclusivité n’est pas encore là. Le président Joseph Kabila doit maintenir le dialogue avec ceux de Limeté, qui ont encore d’autres choses à lui dire». Il a été rejoint par le sénateur Florentin Mokonda Bonza : «Le même problème d’inclusivité qui s’était posé en octobre 2016 est là. A mon humble conscience, à partir du moment où il n’y a pas inclusivité et que la CENCO est tenue à l’écart, je me suis dit que je ne peux pas signer cet arrangement particulier».
Enfin, Georges Kapiamba du collectif des 33 ONG a indiqué que le texte discuté à la CENCO a été falsifié avec des modifications importantes tant sur la forme que sur le fond.
Alors question : pourquoi, alors qu’il pouvait anticiper toutes ces réactions, Joseph Kabila a-t-il décidé de prendre le risque d’un nouveau procès en déficit d’inclusivité ? La réponse n’est pas évidente. Si gagner encore et toujours du temps reste, dans toutes les hypothèses, le principal enjeu, plusieurs commentateurs n’excluaient pas que le pari était aussi, comme en octobre de l’année dernière lors du sommet de la CIRGL à Luanda, de précipiter à tout prix la signature de l’accord négocié par Edem Kodjo pour décourager toute autre initiative au plan régional ou international. Au moment où les discussions se poursuivent à l’Union Africaine comme à l’ONU, à l’Union Européenne comme au Congrès américain sur la suite à donner au dossier congolais, il va sans dire que les mêmes causes produiront toujours les mêmes effets. Quitte à ce que, après la tragédie Kamuina Nsapu, la CENI s’empresse, comme parade, de décréter l’impossibilité de tenir les délais dans certaines provinces. La boucle sera alors bouclée.