Le mariage entre Félix Tshisekedi et Vital Kamerhe traverse, une fois de plus, une zone de turbulences. Des membres de l’entourage du président appellent au divorce, alors que ceux du directeur de cabinet dénoncent une “cabale”. L’union tiendra-t-elle encore longtemps ?
« C’est compliqué. » Tard dans la nuit du 3 au 4 septembre, au milieu d’un échange off the record sur WhatsApp, un « homme du président » congolais admet que Félix Tshisekedi se retrouve face à une équation complexe. Voici un chef d’État, fraîchement arrivé aux affaires à l’issue d’un scrutin controversé , qui a réussi tout de même à endosser, très rapidement, le costume du chantre de la lutte contre la corruption mais qui doit désormais prouver sa capacité à faire ce qu’il dit. D’autant que les allégations de détournements de fonds publics se suivent et se ressemblent. Des actes qui impliqueraient même des membres de son propre cabinet. En tout cas, c’est ce que laisse transparaître le rapport de l’Inspection générale des finances, largement partagé ces derniers jours sur les réseaux sociaux.
Sous la supervision de Marcellin Bilomba, conseiller principal au collège économique et financier du cabinet du président Félix Tshisekedi, l’Inspection générale des finances a mené une « mission de contrôle de paiement de pertes et manques à gagner des sociétés pétrolières ». Il s’agissait alors, entre autres, d’ »établir la répartition », entre huit sociétés pétrolières, « du montant de 100 millions de dollars, payé par le Trésor public, pour compenser le manque à gagner réclamé par ces sociétés ainsi que la décote de 15 % appliquée sur ce montant ». D’ailleurs, le « rapport intérimaire », daté du 31 juillet, ne concerne essentiellement que « des constatations préliminaires relevées » en rapport avec cet abattement fiscal aux contours ambigus de 15 %, soit près de 15 millions de dollars, qui devait être retenu à la source et reversé sur le compte du Trésor.
Où est passé l’argent ?
Problème : « la décote n’a pas bénéficié à l’État » et « les pièces dépenses relatives à la gestion de la décote n’ont pas été mises à la disposition de la mission », rapporte l’Inspection générale des finances. Où sont donc passés ces 14 775 000 de dollars ? Les inspecteurs des finances indiquent que Vital Kamerhe, directeur de cabinet et allié du président Félix Tshisekedi, avait demandé, le 10 mai, que cette somme soit virée sur un compte du Comité de suivi du programme d’urgence du chef de l’État, logé à Rawbank, engageant ainsi sa « responsabilité » dans cette affaire, selon eux. Idem pour Henri Yav, alors ministre des Finances, agissant comme ministre ad interim de l’Économie, qui avait demandé, lui, le 16 mai, que la décote soit virée plutôt sur le compte du Comité de suivi des prix des produits pétroliers. Ce qui avait été fait, alors que cet argent devait être versé sur un compte dit « parafiscalité » du Trésor public, peut-on également lire dans le rapport.
Plus troublants, ce sont des retraits multiples qui s’en sont suivis : d’abord quatre millions de dollars, puis cinq, un million et demi, 500 000, trois millions, … Georges Yamba Ngoie et Célestin Twite Yamwembo, deux cadres du ministère de l’Économie et mandataires du compte du Comité de suivi des prix des produits pétroliers, doivent y répondre, recommandent les inspecteurs des finances. Ils ne seraient pas les seuls. Dans les couloirs de la Cité de l’OUA, des proches du président Tshisekedi pointent également John Ntumba, jusqu’à peu conseiller de Vital Kamerhe en matières économiques, fraîchement nommé ministre de la Formation professionnelle, Arts et Métiers. Des sources proches de l’Inspection générale des finances et deux membres de l’entourage de Félix Tshisekedi, contactés par le Groupe d’étude sur le Congo, le soupçonnent en effet d’avoir « piloté l’opération de retrait de ces fonds au profit de Vital Kamerhe ». Une indication on ne peut plus claire de l’état des rapports entre le directeur de cabinet du chef de l’État et certains proches de ce dernier.
Hostilités ouvertes à la présidence de la République
« À la présidence de la République, deux lignes se superposent : celle imprimée par Félix Tshisekedi qui voudrait lutter véritablement contre la corruption et celle de son directeur de cabinet, partisan des pratiques prédatrices qui ont empêché le décollage de ce pays depuis des décennies, le tout sur fond d’influences et de positionnement pour 2023 [année prévue pour la prochaine présidentielle] », décrypte un autre influent compagnon de Félix Tshisekedi qui dit avoir « joué un rôle majeur dans la phase de conquête du pouvoir ». À l’en croire, « le président de la République reçoit au quotidien des messages d’alerte de partout, y compris du FCC [Front commun pour le commun, plateforme de l’ancien président Joseph Kabila] qui a expérimenté le personnage Kamerhe ». Des partisans de ce courant anti-Kamerhe auprès de Félix Tshisekedi soutiennent que, « dans tous les cas, en 2023, les deux hommes – Kamerhe et Tshisekedi – seront des adversaires politiques ». « Faut-il laisser son potentiel concurrent continuer à imposer sa ligne et à amasser le maximum de fonds pour se garantir une campagne électorale tranquille à l’avenir ou chercher à appliquer sa propre ligne pour gouverner la RDC les trois prochaines années opérationnelles qui restent ? » interroge l’un d’eux. Mais ce que personne n’ose rappeler, c’est que les deux hommes ont conclu, le 23 novembre 2018 à Nairobi, un accord de partenariat aux termes duquel Félix Tshisekedi soutiendrait Vital Kamerhe lors de la prochaine présidentielle. À cette allure, cette clause n’a aucune chance d’être appliquée…
En attendant la réponse du chef de l’État, « les hostilités sont plus que jamais ouvertes » au sein même du palais présidentiel. Elles opposent Kamerhe à ceux, autour de Tshisekedi, qui souhaitent son départ du cabinet. Peu importe si cela risque d’affaiblir, voire de faire d’exploser, la coalition Cap pour le changement (Cach) qui réunit, essentiellement, l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) et l’Union pour la nation congolaise (UNC) ? « C’est le discours de chantage que ne cesse de tenir Vital Kamerhe à chaque tractation pour conserver sa position », balaie un autre conseiller de Félix Tshisekedi. « Nous savons tous qu’il finira par partir, mais il choisira son moment », croit-il savoir.
Du côté de Vital Kamerhe, l’on dénonce une « cabale venue du FCC qui arrange certains proches de Félix Tshisekedi, surtout ceux qui ont toujours combattu le directeur de cabinet [du chef de l’État] parce qu’ils auraient aimé contrôler et manipuler le président de la République à leur guise ». Ici, deux noms de ces détracteurs présumés de Vital Kamerhe reviennent souvent : Marcelin Bilomba et l’ancien ministre François Muamba. Selon quelques membres de l’entourage de Vital Kamerhe, ces deux cités seraient derrière « l’instrumentalisation » de l’Inspection générale des finances pour faire tomber le directeur de cabinet du chef de l’État. Contacté à ce sujet par le GEC, l’un d’eux dit n’être « impliqué ni de près ni de loin dans cette affaire » et jure n’avoir « jamais serré la main » de Victor Batubenga, inspecteur général des finances.
Que va faire Félix Tshisekedi ?
Il n’est pas certain que cela suffise à calmer les esprits. Dans le camp de Vital Kamerhe, l’on confie au GEC qu’une « contre-offensive » est en préparation. « D’ici dimanche [8 septembre], toute la vérité sur cette affaire sera connue », promet l’un des proches collaborateurs du directeur de cabinet du chef de l’État. Selon lui, malgré tout, des rapports demeurent au beau fixe entre Tshisekedi et Kamerhe. « Le 4 octobre, Vital Kamerhe ira défendre sa thèse dans une université d’Athènes. Il n’est pas exclu que Félix Tshisekedi soit présent », avance un ministre UNC. « Les deux savent qu’ils ont besoin l’un de l’autre (…). Le directeur de cabinet est dépositaire des directives du président », ajoute de son côté un autre lieutenant du directeur de cabinet. Autrement dit, Vital Kamerhe n’aurait pas demandé que les quelque 14 775 000 dollars soient versés dans le compte du Comité de suivi du programme d’urgence, sans l’aval de Félix Tshisekedi. Là où le bât blesse, c’est toujours la procédure. Elle ne serait pas conforme aux règles spécifiques en la matière, selon l’Inspection générale des finances.
En tout cas, cette énième affaire de détournements sous Félix Tshisekedi risque de nuire davantage à l’image du nouveau président auprès de l’opinion. La longue attente de la formation du gouvernement n’a pas non plus aidé le pays à disposer d’un cadre approprié du suivi des dépenses publiques. Durant les sept mois de l’après investiture de Tshisekedi, la RDC a évolué dans un contexte « corruptogène ». Marchés de centaines de millions de dollars conclus de gré à gré, à l’instar de ceux attribués à deux sociétés de l’homme d’affaires d’origine libanaise Jammal Samih, opacité du circuit de la dépense publique, … Tous les pouvoirs étaient alors concentrés autour du président de la République qui déléguait, des fois, une partie à son directeur de cabinet, en absence d’une équipe gouvernementale. Les deux sont ainsi liés. Avec à la clé le risque de déballage public et d’explosion du Cach, en cas d’un divorce brutal. C’est ce qui s’apparente désormais à un dilemme pour Félix Tshisekedi, pressé par certains membres de son entourage, à rompre tout de même avec son allié. Franchira-t-il le Rubicon ?