Début août, le Groupe d’experts des Nations unies sur la RDC, un groupe d’enquêteurs indépendants chargé de contrôler la mise en œuvre du régime des sanctions pour le Conseil de sécurité, a soumis une mise à jour mensuelle de situation, basée sur une enquête menée sur le terrain entre avril 2021 et juillet 2022. Le rapport, censé être confidentiel, a fuité et est désormais disponible en ligne. On y apprend, entre autres, les contours du soutien de l’armée rwandaise au Mouvement du 23 mars (M23). Le rapport fait aussi état de la collaboration des Forces armées de RDC (FARDC) avec des groupes armés et affirme que l’explosion en avril dernier dans le camp militaire Katindo à Goma était une attaque kamikaze « très probablement » perpétrée par les Forces démocratiques alliées (ADF).
Pour la majeure partie, ces informations étaient déjà connues du grand public. Environ trois semaines après cette fuite hautement médiatisée, les conséquences potentielles du rapport dans la sphère politique (sanctions, prises de position par la communauté internationale, aveux des gouvernements concernés) se font toujours attendre. Les impacts indirects de ces informations restent un sujet de spéculation. Quelles conséquences sont réellement à attendre de ce rapport ?
Contexte et portée du rapport
Dans un contexte d’accusations mutuelles d’agressions entre les gouvernements rwandais et congolais, notamment celle de mener des bombardements transfrontaliers, ce rapport est important en tant qu’enquête indépendante. L’accès privilégié aux renseignements onusiens et l’indépendance de ses auteurs renforcent, en théorie, sa crédibilité, bien que les méthodologies employées par le groupe aient été critiquées par le passé.
Ensuite, le rapport pourrait être important de par ses destinataires. Il s’agit d’un document confidentiel adressé au Conseil de sécurité. Cet organe des Nations unies, chargé de la paix et de la sécurité, a le pouvoir de prendre des mesures comme des sanctions ciblées, sur base des informations reçues. Les preuves avancées seront-elles suffisantes pour que la pression exercée par l’opinion publique pousserait des pays à poursuivre l’option des embargos ?
Enfin, ce rapport pourrait servir de levier diplomatique dans la discussion autour des postures à tenir pour tenter de résoudre les conflits dans l’est de la RDC.
On observe pourtant une certaine inertie diplomatique, en attente des nouveaux développements sur le front, qui peut être expliquée en partie par les intérêts politiques dans les relations que ces mêmes pays ont avec le Rwanda.
Chronologie
Le rapport détaille l’escalade des tensions entre le Rwanda et la RDC durant la période couverte, en examinant notamment la présence de soldats rwandais sur le sol congolais, les allégations de bombardement des deux côtés entre mai et juin, ainsi que des offensives clés et les acteurs impliqués.
Selon les communications officielles rwandaises, les roquettes tirées depuis la RDC datent du 23 mai. Les experts de l’ONU rapportent que, le même jour, des roquettes ont partiellement détruit une école à Katale dans le territoire de Rutshuru, « très probablement » tirées depuis une position tenue par le M23. Les 23, 24 et 25 mai des bombardements apparemment venus de la frontière rwandaise ont touché la route RN2, au niveau de Kibumba, au moment où les Forces de défense rwandaises (RDF) attaquaient cette position du 3408e régiment des FARDC. Deux jours plus tard, le M23 prenait Rumangabo avant de l’abandonner.
Selon le gouvernement rwandais, des roquettes tirées du Congo vont atteindre le sol rwandais à nouveau le 10 Juin, deux jours avant la prise de Bunagana par le M23, soutenu par les RDF qui, selon les enquêteurs onusiens, se sont également servi du territoire ougandais pour lancer l’attaque.
Les bombardements de la RDC vers le Rwanda et la menace continue des FDLR qui bénéficieraient du soutien congolais, constituent l’argument central du gouvernement rwandais pour expliquer les tensions transfrontalières de ces derniers mois. Cependant, selon le rapport, les troupes rwandaises étaient déjà sur le sol congolais avant ces bombardements, indiquant que le soutien du Rwanda au M23 est antérieur aux lancements des roquettes sur son sol et à la constitution d’une coalition de groupes contre le M23 et l’armée rwandaise.
- Le M23 attaque des civils et le Rwanda soutient militairement le M23
Depuis novembre 2021, une recrudescence des activités perpétrées par le M23 se fait sentir. Le groupe, qui était considéré comme une menace mineure depuis qu’il avait été militairement vaincu en 2013, a repris ses attaques, et élargi sa zone d’opération, notamment grâce à l’appui militaire et logistique de l’armée rwandaise dont le rapport fait état.
Le rapport du Groupe d’experts confirme ce que des organisations comme Human Rights Watch, avaient déjà révélé en juillet : le M23 a ciblé les civils, les FARDC et les Casques bleus. Tandis que le M23 se présente comme un groupe de défense de la communauté Tutsi congolaise, et assuraient initialement vouloir négocier, puis répondre aux agressions commises par les FARDC à son égard, ses combattants ont commis des attaques contre les civils, dont des enfants, en violation du droit international humanitaire.
Ensuite, le rapport relate l’expansion du territoire d’opération du groupe, et leur capacité à attaquer sur plusieurs fronts de manière simultanée. Ce changement est indicatif d’une montée en puissance du M23 – il peut être compris comme un symptôme de leur position de force dans les négociations ou comme une conséquence de l’appui que les RDF leur apportent. En parallèle, cette montée en puissance rappelle la faiblesse des FARDC soutenues par la Monusco face à ce groupe.
Enfin, le rapport fait le point sur le changement d’équipement : les rebelles du M23 ont été photographiés avec des casques kevlar et des uniformes neufs et similaires aux uniformes de l’armée rwandaise. Les achats et livraisons d’armements et équipements sont traçables, et pourraient constituer un ensemble d’indices vérifiables. Le Rwanda, en soutenant militairement les M23 à travers la fourniture d’équipements militaires, pourrait avoir violé l’embargo des Nations unies sur les armes à destination des groupes armés en RDC, renouvelé en juin 2022. D’un autre côté, cet armement pourrait compliquer la possibilité de distinguer de manière efficace les M23 et les RDF. Enfin, même dans le scénario d’une dissolution de la menace des M23 par la négociation ou leur reddition, le rapport rappelle que de nouvelles armes circulent dans la région, ce qui compliquera tout processus de paix.
En ce qui concerne la présence des RDF sur le territoire congolais, les deux soldats arrêtés sur le territoire congolais le 28 mars ont témoigné avoir été recrutés au Rwanda, transférés à Kisoro et formés dans un camp d’entraînement du M23 au Mont Sabinyo. Le 24 et 28 mai, deux colonnes de 1,000 et 500 soldats respectivement, en tenues RDF ont été filmées et photographiées à Kibumba et Buhumba. Les photos (de colonnes de soldats) en annexe du rapport, que le Baromètre sécuritaire du Kivu (KST) a pu consulter, corroborent les témoignages de plus de 15 personnes enregistrés par les auteurs du rapport. Le jour de la prise de Bunagana, une colonne similaire de 200 hommes en tenues RDF a été identifiée. Le 3 juillet, une arrivée de soldats portant des lance-roquettes est signalée à Chanzu.
Sur place, les soldats RDF ont opéré seuls ou avec le M23 pour attaquer des positions FDLR et, depuis mars 2022, des positions FARDC. Ils ont kidnappé des civils le 2 juin, les forçant à les mener jusqu’à un des camps des FDLR.
Au vu des preuves avancées par les enquêteurs onusiens, les RDF semblent avoir apporté un soutien direct et conséquent aux opérations militaires du M23 pour la prise de Rumangabo le 25 mai et la prise de Bunagana le 13 juin. La combinaison de ces facteurs fait que ce qui était un conflit opposant le M23 aux FARDC avec un soutien indirect du Rwanda, pourrait être qualifié d’agression : l’armée rwandaise attaque l’armée congolaise, sur le sol congolais. Ceci est d’autant plus frappant compte tenu de la collaboration passée entre les RDF et FARDC.
- Coopération entre FARDC et groupes armés
Le rapport fait état d’opérations ponctuelles conjointes entre FARDC et la coalition de groupes armés qui s’est formée lors d’une réunion à Pinga les 8 et 9 mai, et dont le Groupe d’experts donne les détails. Cette coalition est constituée des principaux groupes armés opérant au Nord Kivu (APCLS, CMC, NDC-R, et Nyatura). Ces groupes se sont ainsi accordés sur une trêve temporaire entre eux et se sont engagés à combattre ensemble le M23, mobilisant jusqu’à 600 combattants. Bien que les FDLR ne figurent pas officiellement comme membres de la coalition, le groupe a été informé qu’au moins deux colonels FDLR étaient présents à la réunion. Les photos dans les annexes du rapport montrent la présence d’au moins un commandant FARDC lors de ces discussions, en présence de miliciens. Lors de combats stratégiques contre le M23, les opérations de cette coalition se font en présence ou en concertation avec les militaires de l’armée régulière. À Rumangabo, le jour de la contre-attaque – une reprise de la base militaire largement attribuée à la coalition, les experts rapportent des témoignages selon lesquels entre 150 et 200 éléments FDLR étaient visibles à proximité du champ de bataille. Jusqu’à aujourd’hui, les zones entre les dernières positions FARDC et le M23 sont défendues par la coalition de groupes armés.
D’une part, ces nouvelles alliances (temporaires) ont un impact à court et à moyen terme sur les zones opératoires des groupes armés : dans l’immédiat, les données du KST pour les mois de mai, juin et juillet démontrent une baisse des violences intra-coalition. En même temps, ces groupes qui forgent des alliances spontanées pour se battre contre un ennemi commun gagnent en armes et en expérience et en légitimité (dans une zone où le M23 est largement impopulaire), et peuvent plus difficilement être dissous dans le futur. Ceci soulève la question des conséquences pour les territoires de Rutshuru et Masisi (et dans une moindre mesure Walikale et Lubero) après le conflit lié au M23, et le remaniement des alliances. La version actuelle du programme P-DDRCS exclut la possibilité que des membres des groupes armés soient intégrés directement dans l’armée. Pourtant, dans le cas où ils offrent un soutien saillant contre le M23, on peut imaginer que le gouvernement revienne sur le refus catégorique de réintégrer ces combattants dans les FARDC.
- Attaque terroriste au camp de Katindo à Goma
Le 7 avril, une explosion au camp militaire de Katindo a fait six morts et seize blessés. Elle était initialement attribuée à une explosion de grenade, suite à une mauvaise manipulation par un militaire. Le rapport onusien (basé sur les rapports médicaux et ceux de médecine légale) relève qu’une des femmes parmi les victimes portait sur le corps des marques d’un dispositif explosif improvisé (IED) porté par une personne. Trois sources secondaires : une diplomatique, une des renseignements et une de la communauté ont corroboré cette version des faits.
De nouveaux doutes et questions découlent de cette lecture. Si les informations sont suffisantes pour indexer les ADF comme auteurs de cette explosion, et que plusieurs sources au sein du gouvernement avaient suivi cette piste, pourquoi ne pas avoir communiqué par la suite ? Pourquoi l’État Islamique, qui a recommencé à revendiquer les attaques menées par les ADF en avril 2022, n’a-t-il pas revendiqué celle-ci ? Enfin, si les ADF ont réellement un réseau de collaborateurs à Goma, pourquoi cette attaque isolée en avril n’a-t-elle pas été suivie et peut-on s’attendre à d’autres attaques à Goma ?
En attente des conséquences
Un des objectifs principaux des rapports du groupe d’experts est d’informer la prise de sanctions par le Conseil de sécurité. Ceci nécessite d’identifier des personnes et instances spécifiques plutôt que des États. Certains officiers sont nommés dans le rapport et en théorie, le soutien de M23 à travers des achats d’armements peut être retracé à des personnes ; la violation de l’embargo sur les armes au Congo pourrait constituer un point de départ sur cette question. Au vu de l’expérience historique avec ces rapports, les experts contactés par le KST restent dubitatifs sur la probabilité de voir une sanction quelconque prise par le Conseil de sécurité. L’Union européenne, elle, pourrait prononcer des sanctions en tant qu’instance politique, ce qu’elle se réservait de faire jusque-là, à cause des informations contradictoires. La publication d’informations tierces et indépendantes ne l’ont pas fait changer de position pour l’instant.
Ceci peut être expliqué en partie, par le fait que le gouvernement rwandais bénéficie d’un soutien diplomatique de la part de plusieurs pays présents au Conseil de sécurité, en l’occurrence de la France et le Royaume-Uni. Ce dernier a récemment signé un accord de délocalisation des demandeurs d’asile vers le Rwanda qu’il qualifie de pays d’accueil sécurisé, chose que les défenseurs des droits humains remettent en cause. La France, quant à elle, est dans un processus de normalisation des relations avec le Rwanda et soutient ce dernier dans son engagement contre les terroristes au Mozambique où le groupe français Total a des intérêts économiques considérables.
On aurait pu imaginer que ce rapport fasse évoluer les postures diplomatiques des pays bailleurs et/ou impliqués dans les processus de paix en RDC. La communauté internationale pourrait prendre en compte les conclusions de ce rapport et faire pression sur le gouvernement rwandais pour mettre fin à son soutien au M23. Cependant, les déclarations publiques faites par des officiels comme Blinken ne vont pas dans cette direction, faisant plutôt une équivalence entre le M23 et les FDLR. Certaines sources diplomatiques contactées par Ebuteli ont dit rester en attente de l’évolution de la situation sur le terrain : se gardant de prendre une position publique jusqu’au moment des prochaines attaques majeures. La fuite du rapport pourrait malgré tout servir de dissuasion indirecte au soutien de Kigali au M23 : une nouvelle attaque de grande envergure, visiblement soutenue par les RDF aurait un coût politique trop élevé.
En même temps, ce rapport met à la lumière du public des preuves sur des affirmations rejetées par les parties du conflit : le gouvernement rwandais niait en bloc d’avoir soutenu le M23, la Monusco avait affirmé ne pas détenir de preuves sur l’implication du Rwanda (au moment où les preuves dans le rapport ont été en partie soumises par eux), et le gouvernement Congolais a nié travailler avec les FDLR tout en ne rejetant pas des possibles initiatives isolées des certains officiers FARDC, que le président de la République semblait désapprouver.
En se félicitant du rapport, la RDC n’accepte-t-elle pas toutes ses conclusions notamment celles qui l’indexent ? Bien que le gouvernement rwandais ait rejeté le rapport « non-officiel » leur position publique autour du M23 inclut une rhétorique sur leur droit de défense de leur intégrité territoriale et le combat contre la menace des FDLR. Est-ce que les négociations politiques entre le Rwanda et la RDC sont susceptibles d’être efficaces si le rapport ne mène pas à des aveux et un accord clair sur les faits ?
La publication de ce rapport et sa discussion dans la sphère publique rappellent que le M23 continue à agir comme poudre à canon à des tensions profondes entre deux pays voisins. Cette situation devrait pousser à se poser la question des scénarios de défaite de ce groupe : qu’ils soient défaits militairement (pour cela il faudra que le Rwanda mette fin à son soutien, ce que la fuite du rapport pourrait encourager), ou par les négociations (qui ont certainement déjà lieu mais se heurtent à la question de l’intégration de leurs combattants aux FARDC). Quoi qu’il en soit, des prévisions sont à prendre pour éviter répéter le scénario d’il y a dix ans – repousser le M23 sans régler la question du leadership et de ses combattants.
Dans un contexte du déploiement d’une force régionale des pays de l’Afrique de l’Est, Les informations présentées dans le rapport soulèvent également des questions sur le remaniement des alliances régionales. C’est le cas pour l’implication de l’Ouganda dans le soutien au M23 – pourtant officiellement engagé dans des opérations militaires conjointes contre les ADF plus au Nord. Pourquoi l’armée de ce pays, qui avait déjoué la prise de Bunagana en mars aux côtés des FARDC aurait facilité la prise de la ville frontalière en juin, en laissant le M23 et les RDF utiliser son territoire ? Le rapport pourrait-il être utilisé comme argument par le gouvernement de la RDC dans le refroidissement des relations avec Kampala ? Dans cette froideur diplomatique, la SADC semble être la seule à prendre une posture plus directe : le 17 août, lors de la réunion de la SADC, Felix Tshisekedi s’est tourné vers les pays de cette communauté pour dénoncer l’agression « lâche et barbare » du Rwanda.
Enfin, dans un contexte de manifestations populaires et de sentiment nationaliste grandissant, la position publique d’une instance comme la Monusco devient plus épineuse. En grande partie, l’opinion publique congolaise n’a pas apprécié que la Monusco ne rende pas publique ses informations sur le soutien rwandais au M23, ni les propos de la cheffe de la Monusco qui semblait avouer que les casques bleus ne sont pas en mesure de combattre les M23 qui se comporte comme une armée avec des moyens conséquents. Les sentiments anti-Monusco sont nourris, en partie, par la perception que la communauté internationale, dont elle est l’émanation, offre au Rwanda un soutien inconditionnel. À un moment où la population renforce sa demande de départ de la mission onusienne, la position privilégiée de celle-ci sur le terrain lui donnerait la possibilité de jouer, au moins, son rôle d’observateur.
Ce rapport est un cas de figure d’une réalité désagréable : même quand les informations d’une tierce partie sur le conflit sont disponibles et ouvertement discutées, elles ne semblent pas, à elles seules, capables d’influencer la prise de décision politique.
Par Eliora Henzler, coordonnatrice du Baromètre sécuritaire du Kivu (KST), projet du Groupe d’étude sur le Congo (GEC) et Human Rights Watch (HWR).