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Conflit violent
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Congo Siasa : la discrimination et la rébellion du M23

Depuis la réapparition de la rébellion du Mouvement du 23 mars (M23) en novembre 2021, la discrimination à l’encontre des Tutsi congolais et son rôle dans la violence ont fait beaucoup de bruit – appeler cela une discussion serait exagérer sa nuance et sa sophistication. Au cœur de ce débat se trouvent des questions cruciales pour la démocratie et la stabilité du Congo.

D’un côté, il y a ceux qui affirment que la crise a été surtout causée par la discrimination contre les Tutsi congolais. C’est l’argument avancé par le chercheur Félix Ndahinda de l’Institut Clingendael et le Journal of Genocide Research qui soutient que les discours de haine amplifiés par les médias sociaux sont un « moteur clé » de la crise actuelle, et que les manifestants auraient tué et même dévoré les Tutsi. De même, le 26 octobre 2022, Robert Kayinamura, représentant permanent adjoint du Rwanda auprès des Nations unies, a reproché au Conseil de sécurité de ne pas se concentrer sur les « causes profondes » du conflit dans le pays, citant en particulier la xénophobie et la présence de longue date des Forces démocratiques pour la libération du Rwanda (FDLR) dans l’est du Congo. Le New Times, journal très proche du gouvernement rwandais, a publié plus d’une douzaine d’articles au cours de l’année écoulée dénonçant les discours de haine et de discrimination à l’encontre des Tutsi congolais, et a relayé des alertes au génocide lancés par le M23. Le président rwandais Paul Kagame, dans son message du nouvel an – qui portait presque entièrement sur le Congo – s’est exprimé en des termes similaires :  

« La raison pour laquelle ce [conflit] prévaut est que la RDC ne veut ou ne peut pas gouverner son territoire. Le Rwanda devrait-il être le seul à supporter les dysfonctionnements de cet immense pays ? La situation des réfugiés congolais, dont le droit même à la nationalité est refusé par leur pays d’origine, en est un exemple. Il ne s’agit pas seulement d’un « discours de haine« , mais d’une persécution active, depuis des décennies

De l’autre côté, de nombreux responsables congolais rejettent les allégations de discrimination. Le président Félix Tshisekedi a fulminé que « l’ennemi a toujours joué à la victimisation pour en faire un fonds de commerce », et a rencontré les communautés congolaises tutsi et hutu pour les rassurer que le gouvernement protégera leurs droits. Patrick Muyaya,  porte-parole du gouvernement congolais, a récemment déclaré que les accusations de discours de haine sont une « fiction » : « On ne peut pas venir nous inventer des discours de “génocide” alors que nous n’avons rien qui nous prédispose à un tel contexte. »

Quelle est la vérité sur ce sujet ? Il y a deux idées trompeuses que j’aborderai ici, souvent mentionnées par l’un ou l’autre côté de ce débat.

Il n’existe pas de Tutsi Congolais ou de Banyamulenge

C’est dangereusement faux. C’est une rengaine populaire au Congo, mais à cette échelle nationale c’est un phénomène relativement récent. Si les tensions locales entre les communautés existent depuis la période d’avant l’indépendance, ce n’est qu’à la fin des années 1980 que ces questions relatives à la citoyenneté ont pris une importance nationale, alors que le pays commençait à se démocratiser et les dirigeants à s’intéresser aux bénéfices électoraux d’une division de la population.

Déjà en 1991, jouant sur le sentiment anti-tutsi dans l’Est, Mobutu a promis de régler la question de la citoyenneté une fois pour toutes en procédant à une « identification des citoyens ». Il ne visait que les locuteurs du kinyarwanda de l’est du Congo, malgré l’existence de dizaines d’autres communautés transfrontalières ailleurs dans le pays – les Ne Kongo, par exemple, entre le Congo et l’Angola, et les Nande entre le Congo et l’Ouganda. La Conférence nationale souveraine de 1991-1992, largement saluée comme un succès pour endiguer l’autoritarisme de Mobutu, a été un autre revers pour les Tutsi congolais. Sous la pression d’autres communautés du Kivu, ses dirigeants ont interdit à la plupart des représentants tutsi de participer à la conférence, où plus de 3 000 délégués s’étaient réunis pour discuter de l’avenir du pays.

Puis, à la suite de l’afflux massif de réfugiés du Burundi et du Rwanda en 1993 et 1994, le gouvernement de Mobutu a adopté des résolutions en avril 1995, exigeant le «  rapatriement, sans condition ni délai, de tous les réfugiés et immigrants rwandais et burundais ». Pour de nombreux représentants de l’État au Sud-Kivu, il était clair que les Banyamulenge en faisaient partie. Au cas où il y aurait un malentendu, Shweka Mutabazi, maire d’Uvira,, a publié une circulaire à l’attention de ses agents : « J’ai l’honneur de vous transmettre le mémorandum d’une certaine ethnie inconnue au Zaïre appelée Banyamulenge. J’ajoute qu’au plus tard le 31.12.1995, ils seront tous chassés du territoire national. » En octobre 1996, Lwabanji Lwasi Ngabo, vice-gouverneur du Sud-Kivu,  a lancé ensuite un ultimatum d’une semaine à la communauté pour quitter le pays. Ces décisions et d’autres actes xénophobes ont été répertoriés par le rapport Mapping de l’ONU

Ces accusations se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui. Martin Fayulu, le vainqueur présumé des élections de 2018 et un des leaders de l’opposition congolaise, a déclaré à plusieurs reprises – y compris lors d’une réunion de la diaspora au Canada en octobre dernier – : « Il n’y a pas une tribu qui s’appelle Banyamulenge ici en République démocratique du Congo ». Une déclaration similaire a été faite par le ministre de l’Enseignement supérieur, Nzangi Muhindo, en 2021. 

Des chercheurs académiques ont dressé une liste d’autres incidents récents de discours xénophobes. Un exemple typique est celui du commandant Maï-Maï, le général Makanaki, originaire du Sud-Kivu :

« Je veux vous dire que chaque Congolais doit ouvrir les yeux et se sacrifier pour défendre le pays. Tous ceux qui sont encore du côté des tutsi ou des Rwandais seront résolument écrasés, comme le maïs dans le moulin… Nous finirons par atteindre Minembwe. Je connais très bien toute la région, ce n’est qu’une question de temps, nous allons la nettoyer. Et cela ne dépend pas de moi. C’est la volonté de Dieu. Dieu est de notre côté… Une fois que nous aurons terminé, nous nous dirigerons vers la ville d’Uvira et nous nettoierons les Banyarwanda de la ville.»

Qu’en est-il de ces allégations ? Les Banyamulenge, ou tout autre Tutsi résidant en RDC d’ailleurs, sont-ils des Congolais ? La Constitution de la RDC et la loi sur la nationalité congolaise sont formelles : « Est Congolais d’origine, toute personne appartenant aux groupes ethniques dont les personnes et le territoire constituaient ce qui est devenu le Congo (actuellement la République démocratique du Congo) à l’indépendance. » Bien que ce texte soit ambigu, il est difficile de voir comment une interprétation raisonnable pourrait exclure tous les Banyamulenge ou bien tous les Tutsi et Hutu du Nord-Kivu de la citoyenneté.

Y avait-il des Tutsi au Congo en 1960 ? Bien sûr que oui. La plupart des historiens disent que les personnes qui sont devenues les Banyamulenge ont immigré sur les hauts plateaux du Sud-Kivu au 19ème siècle, certains faisant remonter leur arrivée au 18e  siècle. Le célèbre historien congolais Isidore Ndaywel écrit : 

« [L’immigration rwandaise] est confirmée par des sources orales rwandaises qui évoquent le départ de lignées de Kinyaga (Rwanda) au 19e siècle pour s’installer à Mulenge. Les raisons de ce mouvement seraient la recherche de meilleurs pâturages, mais surtout la fuite devant les attaques du roi Kigeri Rwabugiri (1853-1895), qui était déterminé à mettre fin à l’autonomie de Kinyaga. »

Un autre historien congolais, Jacques Depelchin, dans sa thèse de doctorat à l’Université de Stanford, affirme qu’une première migration avait commencé plus tôt, quittant le Rwanda sous Mutara II Rwogera (ca. 1830-60) ou même Yuhi IV Gahindiro (ca. 1797-1830). Certains auteurs banyamulenge, comme Joseph Mutambo, s’appuient sur l’historien rwandais Alexis Kagame, qui évoque des mouvements de faible ampleur dès le XVIe siècle.

Par rapport au Nord-Kivu, on peut trouver la description suivante : « Au Nord-Kivu, des communautés qui parlent kinyarwanda sont présentes depuis au moins la fin du XVIIe siècle à Bwisha, dans le territoire de Rutshuru. Ceci est attesté par des sources de la période coloniale ainsi que par des travaux écrits par des historiens congolais à partir d’histoires orales. Même au Masisi, l’Allemand Kandt, plus tard Resident colonial du Rwanda, décrit une rencontre avec ceux qu’il appelle des Tutsi à Gishari en 1899. »

Toutefois, il y a eu plus tard des vagues de migrations, y compris celles facilitées par la puissance coloniale. Au cours des années 1930, le nombre d’éleveurs coloniaux et de sociétés minières a augmenté, ce qui a renforcé la demande de main-d’œuvre en provenance du Rwanda voisin, où la famine et la densité de population ont rendu la migration attrayante. Le gouvernement belge s’est lancé dans un vaste plan de migration, la Mission d’immigration des Banyarwanda (MiB). Le manque de données fiables rend difficile de savoir combien ont été impliqués dans cette relocalisation, mais les estimations vont de 150 000 à 300 000 personnes. Dans une grande partie des hautes terres de ce qui sont aujourd’hui les territoires de Masisi et Rutshuru, ces migrants sont devenus la majorité démographique.

La réponse est donc claire : il y avait des Tutsi et des Hutu dans ce qui est aujourd’hui le Congo bien avant l’indépendance, faisant pas partie du royaume du Rwanda, et même avant la création de l’État indépendant du Congo en 1885, même si certaines arrivées ont été controversées. Le problème était qu’une partie de ces vagues de migration s’accordait mal avec la forme de gouvernance ethnicisée forgée par l’État colonial et soutenue par l’État postcolonial.

Le M23 a été créé pour protéger les Tutsi congolais contre la discrimination et les abus

C’est ce que le M23 a parfois déclaré, tout comme le mouvement qui l’a précédé, le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), créé en 2004. Et c’est ce que la presse rwandaise a suggéré.

Il est difficile de trancher. Oui, bien sûr, les tutsi congolais souffrent de stigmatisation et d’abus – la section ci-dessus le démontre. Mais est-ce la cause de la création du CNDP et ensuite du M23 ? 

Les causes de la création du CNDP en 2004 sont nombreuses. Presque tous les agents du CNDP interrogés dans le cadre de mon étude sur le CNDP/M23 ont cité la persécution ou la discrimination comme la principale raison pour laquelle ils ont rejoint le CNDP. Il ne fait guère de doute que ce sentiment était réel – même d’éminents dirigeants civils tutsi critiques à l’égard du CNDP ont convenu que la discrimination avait alimenté le mouvement. Alors que de nombreuses autres communautés congolaises ont souffert de discrimination et d’abus – y compris aux mains d’attaques menées par des commandants tutsi – la communauté tutsi s’est sentie particulièrement vulnérable en raison de sa petite taille, du génocide au Rwanda voisin et de la propagation de stéréotypes anti-tutsi virulents dans la région.

Néanmoins, il convient de souligner que de nombreux autres tutsi congolais – en particulier de la communauté Banyamulenge du Sud-Kivu – qui avaient été victimes de persécutions et de violences similaires ont pour la plupart rejoint le gouvernement de transition, ce qui suggère que la vulnérabilité en soi n’était pas suffisante pour alimenter l’action. Un petit nombre––mais proportionnellement à la taille de la communauté assez grand––d’officiers tutsi, originaires du Nord et du Sud-Kivu, ont occupé des postes de direction dans la nouvelle armée nationale : Le général Malik Kijege était le chef de la logistique, le colonel Bonané Habarugira est devenu commandant de brigade, le général Jean Bivegete était un juge militaire de haut rang et le général Obedi Rwuibasira était le chef de la région militaire. Cette présence ne veut pas dire qu’il n’avait pas de stigmatisation contre eux, mais que les officiers rwandophones n’étaient pas obligés de prendre la route de la rébellion. 

D’autres signes suggèrent que la discrimination ethnique n’était pas la seule raison. Un grief souvent mentionné était la présence de 50 000 à 90 000 milliers de tutsi congolais dans les camps de réfugiés au Rwanda. Cependant, le CNDP a également manipulé cette population de réfugiés, ce qui suggère que pour lui, il y avait une différence entre l’objectif et le prétexte. Le CNDP et le M23 ont procédé au recrutement forcé de soldats, y compris d’enfants soldats, dans ces camps, et les descriptions des camps suggèrent un haut degré de militarisation et d’intimidation de la part des officiels rwandais et des leaders des réfugiés.

À plusieurs reprises, lorsque des retours de réfugiés ont eu lieu, ils ont été mal gérés, notamment en 2011 lorsque des soldats de l’ex-CNDP ont aidé à installer 2 400 familles à Bibwe, dans le nord du Masisi. Selon un rapport du Groupe d’experts de l’ONU : « Alors que certains de ces nouveaux arrivants ont affirmé avoir possédé des terres à Bibwe dans le passé, beaucoup d’entre eux ont dit au Groupe qu’ils n’y avaient jamais vécu auparavant, et certains ont refusé d’identifier d’où ils venaient . . . . Selon les autorités locales et provinciales, aucun de ces « rapatriés » n’a jamais possédé de terres à Bibwe.” Il semble plutôt que le CNDP utilisait les réfugiés comme un moyen de se réinstaller et de contrôler des zones stratégiquement importantes.

La séquence des événements suggère également que la discrimination ethnique à elle seule n’était probablement pas le facteur le plus important. En 2003, lorsque Laurent Nkunda a refusé de s’engager dans l’armée nationale – contrairement à un nombre de ses collègues officiers tutsi, qui l’ont fait – et a fondé le précurseur du CNDP, il craignait surtout d’être poursuivi pour son rôle dans le massacre de civils de mai 2002 à Kisangani, auquel il aurait participé. De même, le lancement de la rébellion du M23 en 2012 était au moins en partie lié aux intérêts individuels de ses commandants – en particulier, Bosco Ntaganda qui s’inquiétait du mandat de la CPI qui pesait sur sa tête. Lorsque Sultani Makenga et d’autres ont relancé le M23 en novembre 2021, ils étaient certainement aussi motivés par leur frustration de se retrouver sans revenu ni occupation au Rwanda et en Ouganda depuis 2013. 

Les protestations du Rwanda contre la discrimination ne correspondent pas non plus entièrement à la manière dont il a traité les réfugiés tutsis congolais dans son propre pays. Par exemple, en 2018, la police a ouvert le feu sur une foule de réfugiés banyamulenge qui protestaient contre la réduction de leurs rations alimentaires, tuant au moins douze personnes. À plusieurs reprises auparavant, le CNDP et le M23 ont procédé au recrutement forcé de civils, y compris des enfants, dans des camps au Rwanda, ce qui a été documenté par Human Rights Watch et des enquêteurs de l’ONU.

Le gouvernement rwandais lui-même a réprimé à plusieurs reprises les Tutsi congolais – par exemple, lorsque le commandant Banyamulenge Patrick Masunzu s’est rebellé contre le RCD et le Rwanda en 2001, l’armée rwandaise a mené une violente répression dans les Hauts Plateaux, avec des conséquences amères pour les Banyamulenge.

Même les officiers tutsi du CNDP et du M23 se souviennent d’avoir été victimes de discrimination par le Rwanda, d’avoir été moqués comme étant des « paysans congolais ». Ces tensions ont atteint leur paroxysme après la fin de la première guerre du Congo lorsque le Rwanda a décidé de retirer la plupart de ses troupes de la RDC. Il a ordonné à la plupart des tutsi congolais de partir avec eux, disant qu’ils appartenaient à l’armée rwandaise. De nombreux officiers tutsi congolais du Nord et du Sud-Kivu ont refusé, affirmant qu’ils étaient congolais et n’avaient combattu pour le Rwanda que pour libérer leur pays. En réponse, des officiers tutsi congolais ont lancé des mutineries dans le Nord et le Sud-Kivu ; beaucoup ont été arrêtés par les Rwandais et au moins un a été abattu devant ses camarades.

S’il est impossible de nier un sentiment anti-tutsi persistant dans certaines parties du Congo, les rébellions qui prétendent protéger ces communautés finissent souvent par déclencher de fortes hausses des discours de haine et de la xénophobie. Ces rébellions, comme le RCD avant elles, ont également été marquées par de nombreux crimes commis contre les communautés non rwandophones, des abus que les rebelles ont souvent justifiés par des revendications de légitime défense. Les rébellions ont donc eu un aspect auto-réalisateur : elles ont contribué à renforcer les conditions contre lesquelles elles protestent. 

Il ne s’agit pas de suggérer que la discrimination n’a joué aucun rôle dans le déclenchement des rébellions – elle l’a certainement fait – mais que d’autres facteurs étaient probablement tout aussi importants, voire plus, et que la violence armée n’est pas susceptible de favoriser la réconciliation ou de protéger les communautés tutsies.  En fait, les abus perpétrés par l’armée rwandaise, le RCD, le CNDP et le M23 sont fréquemment cités – avec un mélange similaire de manipulation et de sincérité – par des groupes armés d’autres communautés comme la raison de leur combat.La question de l’indigénéité – ou « – « qui est vraiment Congolais » ? – a été au cœur des guerres de Masisi en 1993, en tant que facteur essentiel des rébellions de l’AFDL et du RCD qui ont embrasé le pays.Il a été manipulé par toutes les parties et il n’y a pas eu de véritable prise en compte de cette question, bien que le président Tshisekedi ait fait plusieurs ouvertures envers les communautés parlant le kinyarwanda. Il faut plus que cela, cependant : un processus qui permettra aux communautés de dire leurs vérités, de mettre à nu leurs cicatrices et leur histoire, d’entamer un processus sincère pour ramener les réfugiés congolais chez eux, mais aussi de traiter les luttes pour la terre et le pouvoir coutumier qui se sont avérées si explosives dans le passé, dans les Kivu mais aussi ailleurs en RDC. Rien de tel ne se profile à l’horizon pour le moment.

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Par Jason Stearns, directeur du Groupe d’étude sur le Congo, auteur du blog Congo Siasa.

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