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Économie politique
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Félix Tshisekedi devrait-il défendre Dan Gertler ?

Depuis son ascension au pouvoir en 2019, le président de la République démocratique du Congo (RDC), Félix Tshisekedi, a annoncé la lutte contre la corruption comme l’une de ses plus grandes priorités. Pour la première fois dans l’histoire du pays, les Congolais ont assisté à une série d’arrestations des élites politiques pour détournement de l’argent public. Cependant, cette lutte n’est pas allée plus loin malgré la création et la redynamisation de plusieurs structures de lutte contre la corruption, notamment à cause de la lenteur ou du désintéressement de la justice. À ce jour, certains dirigeants politiques et opérateurs économiques condamnés pour détournement d’argent public ont été blanchis et relaxés par la justice congolaise, et d’autres ont pu bénéficier de la grâce présidentielle dans des circonstances opaques. En plus de cela à travers une lettre adressée à son homologue, Joe Biden, en mai 2022, Félix Tshisekedi faisait le plaidoyer de Dan Gertler, homme d’affaires israélien qui s’est enrichi en complicité avec certaines élites congolaises au détriment du peuple congolais, occasionnant la perte de plusieurs milliards de dollars américains pour l’État congolais. 

Deux décennies d’enrichissement illicite et illégal en RDC

En 2001 déjà, un rapport de l’Africa Panel Progress notait que Gertler avait payé 20 millions de dollars américain au régime de Laurent Kabila pour obtenir un permis exclusif d’extraction de diamants en RDC. D’autres rapports s’en suivront, dénonçant des détournements de montants encore plus colossaux et alarmants dans un pays où 62 % de la population vit avec moins de 2.15 dollars américains par jour. Pour la seule période de 2010 et 2012, la RDC aurait perdu plus de 1.36 milliards de dollars américains en raison de la sous-évaluation de ses actifs miniers et pétroliers vendus ensuite à des sociétés appartenant directement ou indirectement à Gertler ; ce que l’homme d’affaires continue de nier jusqu’à aujourd’hui. Selon le groupe Rights and Accountability in Development (RAID), Gertler avait perfectionné l’art du « flipping », qui consiste à acheter des actifs miniers et pétroliers à un prix sous-évalué et à les revendre à un prix très élevé : en 2009, par exemple, Gertler avait acquis les droits miniers de First Quantum Minerals à seulement 63.5 millions de dollars américains pour les revendre plus tard à Eurasian Natural Resources Corporation (ENRC) à 685.7 millions de dollars américains – faisant perdre ainsi 622.25 millions de dollars américains au Congo. De même, dans le secteur pétrolier, Gertler avait revendu, en 2013, au gouvernement congolais pour 150 millions de dollars, les droits sur un bloc pétrolier qu’il avait acheté à 500 milles dollars américains quelques années plus tôt.

La clémence de Tshisekedi vis-à-vis de Dan Gertler

Lors de sa rencontre avec le président Tshisekedi en septembre 2022, l’envoyé spécial du président Joe Biden, Amos Hochstein, revenait sur les préoccupations américaines concernant l’impératif de lutte contre la corruption en RDC, faisant notamment allusion au cas Dan Gertler. En février 2023, plusieurs organisations de la société civile ainsi que des mouvements citoyens réunis à Kolwezi avaient également plaidé pour le maintien des sanctions envers Dan Gertler, et avaient exigé, entre autres,  la publication de l’accord signé entre le gouvernement et la société Ventora de Dan Gertler, la récupération par l’État congolais des royalties, l’ouverture des enquêtes judiciaires contre tous les auteurs impliqués dans les détournements. 

Pourtant, un an plus tôt, Félix Tshisekedi s’était déjà secrètement engagé à défendre les intérêts d’un homme d’affaires qui devait plutôt rendre des comptes à la justice congolaise.

Dans sa lettre à Joe Biden, Tshisekedi écrit que les sanctions contre Gertler ne sont plus nécessaires puisque selon lui, ce dernier se serait  « repenti et est désireux d’entamer une nouvelle ère de coopération ». Il ajoute ensuite que les sanctions contre ce dernier ont atteint les objectifs souhaités : elles ont contraint « Monsieur Gertler et son groupe à se conformer aux bonnes pratiques du secteur minier et des hydrocarbures de la RDC ». C’est presque le même argumentaire avancé par Dan Gertler dans un plaidoyer adressé à l’organisation Rights and Accountability in Development (RAID).

Les arguments en faveur de la levée des sanctions contre Dan Gertler sont-ils pertinents et légitimes ?

La réponse serait peut-être oui si on se base uniquement sur un des objectifs du Global Magnitsky Act, loi américaine sur l’application des sanctions financières, qui autorise le président à mettre fin aux sanctions dont une personne fait l’objet si l’intéressé s’est racheté, a mis fin à toute activité passible d’une sanction et s’est engagé à adopter un comportement irréprochable. 

Mais pour les Congolais, les pertes dues aux activités illicites et illégales de Dan Gertler en complicité avec certains dirigeants congolais s’évaluent non seulement en milliards de dollars américains, mais aussi en plusieurs opportunités ratées pas facilement quantifiables, tels que par exemple l’amélioration du système de santé, la gratuité de l’enseignement, l’amélioration des conditions sociales des agents de l’État.

La lettre du président insiste ensuite qu’à cause de ces sanctions contre Gertler, la RDC ne sera pas capable d’attirer plus d’investisseurs étrangers et d’autres risqueraient de partir du pays. Si le pays n’est pas capable d’attirer suffisamment d’investissements étrangers, ce n’est pas à cause de ces sanctions américaines. En réalité, le faible taux d’investissement étranger est dû à la prévalence du mauvais climat des affaires (corruption, instabilité politique, infrastructures de base en mauvais état, mauvaises politiques économiques, faible pouvoir d’achat de la population, insécurité, etc.). 

Ce plaidoyer du président qui peint Dan Gertler comme un « né de nouveau » et plaide pour son absolution, torpille la lutte contre la corruption proclamée par Félix Tshisekedi. Recommencer sur de nouvelles bases, comme conclut la missive du président est une chose, mais entreprendre une démarche qui consolide la prédation et qui enlise le pays dans un cycle interminable de scandales financiers et de pauvreté, en est une autre. Et c’est cette dernière qui doit le plus préoccuper le chef de l’État. Lorsqu’il y a décalage entre le discours et les faits, on peut s’interroger si le régime actuel ne cherche pas à reproduire le même modèle de État  prédateur observé depuis la deuxième République.

Par Jacques Mukena, chercheur principal en gouvernance à Ebuteli, partenaire de recherche du Groupe d’étude sur le Congo (GEC).

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