À première vue, l’Ituri et le Grand Nord sont affectés par des dynamiques de violence différentes qui devraient être étudiées séparément. Une analyse plus minutieuse des conflits sur les deux espaces territoriaux aboutit néanmoins à en déceler les points d’enchevêtrement, les relations de vase communicant et parfois une identité d’acteurs – d’où l’intérêt d’une même étude comparative.
Par Pascal Kambale, conseiller senior chargé des dynamiques de violence, Ebuteli
Les deux espaces ont fait partie, à au moins deux reprises, d’une même entité administrative. D’abord entre 1925 et 1938 quand le territoire de l’Ituri, détaché du district de Stanleyville, a fusionné avec le territoire de Semliki (correspondant à l’actuel Grand Nord), détaché du district du Nord-Kivu, pour former le nouveau district de Kibali-Ituri. Ensuite entre 1999 et 2002, période au cours de laquelle le groupe armé rebelle RCD/K-ML (Rassemblement congolais pour la démocratie/Kisangani-Mouvement de libération) a dirigé les deux entités avec le soutien de l’Ouganda. Favorisés en partie par cette unité administrative, les mouvements migratoires du Grand Nord densément peuplé vers les centres urbains et les zones moins peuplées du sud-ouest de l’Ituri (territoires de Mambasa et Irumu) ont fait que les Nande sont devenus au fil du temps la troisième plus grande communauté ethnique en Ituri dont ils sont estimés à un peu plus de 17% de la population, juste après les Lendu (25%) et les Alur (22%). En raison de son importance démographique, de sa visibilité dans le commerce et l’agriculture et des rivalités qui en découlent, la présence des migrants nande constitue l’un des éléments clés du contexte du conflit en Ituri.
Le cycle actuel de violence en Ituri a commencé fin 2017 quand une série d’attaques intercommunautaires ont brutalement mis fin à une longue période d’accalmie couronnée par le processus de pacification de décembre 2017. Le cycle précédent de violence – appelé aussi « guerre de l’Ituri » – qui a duré de 1999 à 2003, a surgi alors que ce qui était encore un district de l’ancienne province Orientale était sous occupation des forces armées ougandaises UPDF. Le RCD/K-ML, qui l’administrait pour le compte de l’Ouganda, étendait sa zone d’influence au Grand Nord. La direction politique du RCD/K-ML était dominée par des personnalités nande du Grand-Nord et hema de l’Ituri. L’Armée populaire congolaise (APC, branche armée du RCD/K-ML) recrutait le gros de ses troupes dans les groupes ethniques nande, hema et lendu.
L’occupation ougandaise, de même que la composition ethnique des branches politique et armée du RCD/K-ML ont contribué à l’enchevêtrement des conflits (ethniques et politiques, locaux et régionaux, culturels et économiques) dont la dynamique explique à la fois la persistance et la complexité de la violence en Ituri. Elles expliquent également l’interpénétration des conflits sur les deux entités territoriales quand bien même chacune conserve une dynamique propre.
Le conflit hema-lendu
Hema et Lendu sont les principaux groupes ethniques de l’Ituri, les Lendu en raison de leur poids démographique, les Hema en raison de leur poids économique. L’antagonisme hema-lendu est le principal – et le plus vieux – moteur de la violence en Ituri. Le territoire de Djugu en est l’épicentre du fait de son importance agricole et démographique. L’antagonisme hema-lendu est au départ un conflit ethnique classique : une communauté privilégiée face à une communauté marginalisée. Les politiques racialistes du colon belge en faveur des Hema au détriment des Lendu ont accentué le clivage. Peuple traditionnellement pastoral, les hema ont eu un accès privilégié à l’éducation, aux faveurs du colon belge et des missions catholiques et au bénéfice de la zaïrianisation de 1973. Traditionnellement agriculteurs, les lendu ont eu un accès tardif à l’éducation, ont été très peu évangélisés (et quand ils l’ont été, c’était par des missions protestantes moins dotées que les catholiques). Résultat : depuis plusieurs décennies – surtout après la zaïrianisation – les Hema sont surreprésentés dans l’administration publique, dans le clergé catholique, dans l’administration territoriale locale, ou dans l’enseignement et les entreprises comme SOKIMO et SOCITURI au regard de leur poids démographique (moins de 3% de la population de l’Ituri, contre 25% pour les Lendu).
L’antagonisme a été exacerbé sous l’occupation ougandaise à partir de 1999. Les dirigeants militaires ougandais ont d’abord érigé l’Ituri en entité provinciale séparée et autonome vis-à-vis du reste de la province Orientale et nommé à sa tête une notable hema, Adèle Lotshove. Ils ont ensuite prêté leur concours, y compris en hommes armés, aux riches propriétaires terriens hema quand ceux-ci ont entrepris d’exproprier les agriculteurs lendu pour étendre les limites de leurs fermes qui pour la plupart avaient appartenu aux colons blancs, et qu’ils ont acquis lors de la zaïrianisation. Des lendu ont réagi par la formation de milices armées pour protéger leurs terres. Ces milices ont été plus tard organisées autour du FRPI (Front de résistance patriotique de l’Ituri) et du FNI (Front des nationalistes intégrationnistes). FRPI et FNI sont d’une certaine manière les précurseurs de la Codeco (Coopérative pour le développement économique au Congo), le groupe armé le plus violent en Ituri avec lequel ils partagent certaines revendications. Comme c’était le cas avec le FRPI/FNI, nombre de leaders communautaires lendu considèrent le combat de la Codeco comme une « révolution populaire » dont les objectifs sont de recouvrer les terres lendu, redonner sa dignité au peuple lendu et, secondairement, contester aux hema leur suprématie économique y compris en leur déniant le contrôle des mines d’or.
« Ituri aux ituriens »
Après la première guerre entre les armées ougandaise et rwandaise d’août 1999 qui a consacré une influence croissante du Rwanda à Kisangani, le RCD/K-ML a déplacé son QG vers Bunia. Ce groupe rebelle avait alors trois principaux dirigeants : le président Ernest Wamba, le ‘premier ministre’ Mbusa Nyamwisi et le ‘ministre des Finances’ John Tibasiima. Le professeur Wamba était un universitaire originaire du Kongo Central, Mbusa un Nande du territoire voisin de Beni et Tibasiima un riche fermier et politicien appartenant à la notabilité locale Hema. Les incessantes intrigues entre les trois personnalités, souvent suscitées par leurs parrains ougandais, aboutirent d’abord à l’éviction de Wamba par les deux « locaux ». Entre les deux, cependant, naquit vite une compétition encore plus meurtrière. Chacun cherchant à s’assurer de la prédominance sur l’autre en recrutant massivement dans son groupe ethnique. Tibasima avait un avantage : le QG du mouvement était dans son fief et Thomas Lubanga, ‘ministre de la Défense’ du RCD/K-ML, était un hema comme lui, comme l’étaient Kahwa Pandra Mango et d’autres personnalités importantes de la direction politique du mouvement. Pour contrebalancer cet avantage, Mbusa entreprit de coopter des personnalités lendu dans la direction politique du RCD/K-ML et à recruter des combattants lendu.
Établie de longue date en Ituri (particulièrement dans les territoires de Mambasa et Irumu), la communauté nande était active dans les affaires et ses membres étaient au moins aussi bien éduqués que les hema. L’alliance naissante nande-lendu était donc d’autant plus mal accueillie par l’élite hema qu’elle menaçait de renforcer l’influence des « étrangers » nande. Sous le slogan « Ituri aux ituriens », les trois principaux dirigeants hema du RCD/K-ML (John Tibasima, Thomas Lubanga et un chef coutumier, Kahwa Panga Mandro) ont créé en août 2002 un groupe armé dissident, l’UPC (Union des patriotes congolais) pour combattre à la fois les milices lendu soutenues par Mbusa et l’influence « étrangère » nande en Ituri. Soutenue au début par l’Ouganda, l’UPC est passée plus tard sous l’influence du Rwanda, ce qui a poussé le chef Kahwa – discrètement encouragé par Kinshasa et Kampala – à créer une dissidence en 2003, le PUSIC (Parti pour l’unité et la sauvegarde de l’intégrité du Congo). La milice Front populaire d’autodéfense en Ituri (FPAC-Zaire) peut être considérée comme héritière de l’UPC et du PUSIC, bien qu’elle ait réduit ses ambitions à la seule défense des hema ciblés par la « révolution populaire » de Codeco.
Violence anti-système
Le Grand Nord a deux traits caractéristiques qui le distinguent de l’Ituri. (i) Sa population est quasiment mono-ethnique ; à côté des nande démographiquement dominants, il existe certes une demi-douzaine d’autres groupes – dont certains autochtones du territoire de Beni, notamment les Mbuba, Talinga, Bila, Pakombe et Père – mais le processus d’assimilation que ces groupes ont progressivement subi est tel qu’ils ne parlent quasiment plus que la langue des nande, ont souvent adopté des noms nande. Des Nande dirigent même certaines de leurs chefferies non sans remous. Mais la violence n’y a pas de base ethnique – du moins pas de façon aussi notable que dans l’Ituri. (ii) L’économie de contrebande, basée sur l’exploitation du café, du cacao et de l’or, y est très ancienne et dominante, nourrie par l’absence d’entreprises d’État avant et après l’indépendance (ni grandes exploitations agricoles, ni sociétés minières, ni unités de transformation en dépit d’importantes potentialités). Voulant contrôler les réseaux de criminalité transfrontalière qu’une telle économie génère forcément, l’État y a imposé une présence plutôt répressive – en marge de la présence d’un contingent des FAZ déployé depuis la moitié des années 1980 pour empêcher un débordement de la guerre civile ougandaise, ont proliféré de nombreux services occupés à ponctionner les ressources des citoyens.
La perception de l’État comme élément perturbateur a engendré vis-à-vis de l’autorité étatique un fort ressentiment qui a contribué à l’avènement des mai-mai Kasindiens, un des plus vieux groupes armés de la région, créé au début des années 1990 pour protéger les réseaux de trafic transfrontalier de café et d’or de la prédation des FAZ et des autres services de l’Etat. Ce sentiment de rejet de l’Etat explique la complaisance avec laquelle les Kasindiens et des membres de la notabilité locale ont accueilli et longtemps collaboré avec le mouvement ADF-NALU, une coalition formée à Beni en 1995 entre deux groupes rebelles ougandais. Plus tard, sous l’occupation ougandaise (1998-2002), les groupes armés locaux attaquaient les UPDF et APC plus fréquemment qu’ils ne s’attaquaient entre eux. Au cours d’une attaque particulièrement brutale en novembre 1999 à Beni ils ont réussi à capturer un officier respecté des UPDF et vétéran de la bush war, le colonel Reuben Ikondere, qu’ils ont tué avant de mutiler son corps. Après la réunification du pays, les Renseignements militaires ont souvent accusé les groupes armés locaux d’être d’intelligence avec les ADF pour saboter les opérations militaires des FARDC.
Effets sur les tentatives passées de résolution des conflits
Les dynamiques de conflit spécifiques à l’Ituri et le Grand Nord telles que décrites ci-haut ont largement déterminé la nature et le succès des processus de paix mis en place dans chacune de ces entités. Alors qu’en Ituri les processus de paix visaient avant tout à recréer la confiance entre communautés, dans le Grand Nord il s’agissait surtout de susciter la confiance de la communauté vis-à-vis de l’État et décourager la collaboration avec les groupes armés.
La différence entre les deux approches ne pouvait être mieux illustrée qu’à travers les processus de paix mis en place le lendemain du Dialogue intercongolais. En Ituri, les efforts de paix ont consisté en un processus visant à identifier les causes profondes du conflit et impliquant des mécanismes de pardon, de réparation et de prévention. Ces efforts étaient conduits dans le cadre de la Commission de Pacification de l’Ituri (CPI), une structure inclusive dans laquelle toutes les parties prenantes étaient impliquées. Grâce à une approche de bas en haut, la CPI a fait reposer tout le travail sur les efforts des représentants des parties prenantes (groupes armés, chefs coutumiers, leaders d’opinion), le gouvernement et la Monuc intervenant seulement en aval comme points de validation ou de soutien.
A l’opposé, les efforts de pacification de Beni conduits au même moment par le gouvernement et la Monuc ont suivi une approche plutôt comminatoire visant à obtenir que les communautés locales se désolidarisent des groupes armés. Par exemple, au cours d’une réunion tenue à Beni début septembre 2005 avec les chefs coutumiers, les représentants de la société civile et les responsables économiques locaux, une délégation mixte gouvernement/Monuc a demandé à ces représentants de cesser de collaborer avec les ADF sous peine de « poursuites pénales pour collaboration avec l’ennemi. » La délégation était conduite par lechef de la Monuc William Swing et composée du ministre de la Coopération régionale Mbusa Nyamwisi et du Conseiller spécial du président de la République en matière de sécurité Samba Kaputo.
Les dynamiques de conflit en Ituri et dans le Grand Nord ont subi d’importants bouleversements avec le temps, en particulier depuis 2019. Dans le Grand-Nord, les rapports civils-militaires se sont légèrement améliorés et l’opération conjointe FARDC-UPDF contre les ADF jouit d’un soutien relativement important des communautés locales. En Ituri ils se sont détériorés par l’effet conjugué des attaques armées des milices contre les FARDC et des soupçons de complicité de la part de la population civile. L’héritage de l’histoire, tel que brièvement exposé ci-dessus, a néanmoins continué de jeter son ombre sur les efforts successifs de pacification. Un des points de différence entre les deux entités se situe au niveau de l’implication des autorités provinciales et territoriales dans les processus de paix. Autant cette implication a été active en Ituri, autant elle est restée minimale, voire inexistante au Grand Nord.
En Ituri, les autorités provinciales ont multiplié des initiatives de paix à la suite de la série d’attaques et contre-attaques de décembre 2017 entre Hema et Lendu. Le 29 décembre 2017, par exemple, le gouverneur de la province a organisé une rencontre à Fataki à laquelle il a appelé les représentants des deux communautés. Le 5 janvier 2018, c’était au tour de l’administrateur du territoire de Djugu de convoquer une réunion de sécurité à Blukwa. À ces rencontres, les chefs coutumiers des deux groupes ont été encouragés à identifier et livrer à la justice tous les jeunes impliqués dans les attaques.
Dans le Grand Nord cependant, le début des attaques meurtrières des ADF en 2014 a suscité entre leaders religieux, politiques, chefs coutumiers et représentants de la société civile des sentiments d’acrimonie et de méfiance peu favorables à un processus de paix. La rivalité politique entre Mbusa Nyamwisi (ancien ministre passé dans l’opposition au président Kabila) et Julien Paluku (gouverneur de la province) – tous deux originaires du Grand Nord – a entraîné au sein des leaders communautaires une bipolarisation paralysante, les uns soupçonnant les autres de complicité avec les groupes armés. Quand un dialogue de paix a finalement été organisé en décembre 2014 par l’Initiative pour un leadership (ILC) cohésif, les participants n’ont fourni aucun effort pour stigmatiser les acteurs locaux de la violence. Ils ont insisté sur le fait que les ADF, « avec une certaine complicité des pays voisins », étaient l’ennemi, et que toute implication locale était le fait de « fils égarés que l’ennemi a souvent réussi à gagner à sa cause criminelle. »
Cette posture de déni constitue un terreau favorable au développement de sujets tabous qui compliquent la tâche des acteurs impliqués dans les processus de paix. Parmi les moteurs de conflit qui reçoivent très peu d’attention on peut citer :
- les conflits de terre nés de la cohabitation parfois difficile entre Nande et minorités autochtones à Beni et leur lien possible avec les ADF ;
- les liens possibles entre réseaux de contrebande (or, café, grumes, cacao) et groupes armés ;
- le rôle des autorités coutumières, leur lien possible avec les groupes armées, etc.
Ils devraient faire l’objet de recherches plus approfondies à l’avenir.