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Politique nationale
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Que doit la Belgique au Congo ?

Cette semaine, le roi Philippe de Belgique visite le Congo pour la première fois. Lorsque son père, prédécesseur, le roi Albert II, s’est rendu en 2010 pour la célébration des 50 ans de l’indépendance, il y a eu peu de débats autour de l’héritage colonial. À l’époque, l’ancien ministre belge des Affaires étrangères Louis Michel avait qualifié le roi Léopold II – le fondateur de l’État indépendant du Congo – de « héros visionnaire». Il a ajouté : « Les Belges ont construit le chemin de fer, des écoles et des hôpitaux et mis en marche la croissance économique ».  

Les temps ont changé. Les mobilisations à travers le monde suite au meurtre de George Floyd en 2020 ont conduit au renversement de statues en Belgique et ont contribué au lancement d’une commission parlementaire sur le passé colonial. Le 30 juin de cette année-là, le jour de l’indépendance congolaise, le roi Philippe a exprimé ses « profonds regrets pour les blessures du passé  ».

Et pourtant, cette lutte avec le passé n’a pas été facile; l’amnésie et l’oubli dominent toujours. Malgré la mobilisation impressionnante de 2020, selon un sondage réalisé en 2020, la moitié des Belges pensent toujours que la colonisation a fait plus de bien que de mal.  Un autre sondage a révélé que 80 % aimeraient conserver les statues du roi Léopold II. Le monument le plus célèbre, la statue équestre de Léopold II près du Palais royal de Bruxelles, est d’ailleurs toujours là.  Une grande partie de cette amnésie est enracinée dans l’éducation – une étude de 2008 a révélé qu’un quart des Belges ne savaient pas que le Congo avait été une colonie belge. Jusqu’à récemment, les enseignants n’étaient pas tenus d’enseigner l’histoire coloniale et les manuels traitaient la période en termes vagues et aseptisés. Une pratique courante (est critiquée dans le rapport des experts), tant dans les manuels que dans la rhétorique officielle, consistait à peser les aspects positifs et négatifs de l’expérience coloniale. Oui, des mains ont été coupées, mais la Belgique a aussi construit des écoles. 

Révisionnisme historique

Nous pouvons espérer que ce débat sera revigoré par la visite du roi Philippe au Congo. Là aussi, le débat autour de la colonisation est souvent timide ou même nostalgique. En 2004, le président Joseph Kabila s’est rendu en Belgique pour encourager les investisseurs à retourner au Congo suite à l’accord de paix récemment signé. Devant le sénat, il a déclaré : « L’histoire de la République démocratique du Congo, c’est aussi celle des Belges, missionnaires, fonctionnaires et entrepreneurs, qui crurent au rêve du roi Léopold II de bâtir, au centre de l’ Afrique, un État. Nous voulons, à cet instant précis, rendre hommage à la mémoire de tous ces pionniers ». L’année suivante, son gouvernement réhabilite même la statue du roi Léopold II, enlevée par Mobutu en 1967, et la replace sur l’avenue principale, le boulevard du 30 juin, à Kinshasa. Aujourd’hui, les statues du successeur de Léopold II, Albert Ier, et Henry Morton Stanley se dressent côte à côte dans le Parc présidentiel du Mont-Ngaliema, surplombant le fleuve Congo. En 2010, le ministre de la Culture a défendu Tintin au Congo, une bande dessinée critiquée pour ses représentations racistes d’Africains, déclarant : « Pour le gouvernement congolais, Tintin au Congo est un chef-d’œuvre. Cet album ne blesse en rien la culture congolaise ».  Le 6 juin, le sénateur Jean-Pierre Bemba a par ailleurs appelé les congolais « à réserver un accueil chaleureux » au roi lors de son arrivée. 

À quoi ressemblerait une confrontation réelle et authentique avec cette période ? Le panel d’experts de dix membres a remis son rapport à la commission parlementaire belge sur le passé colonial en octobre 2021. Cette année, un rapport final, établi après une série d’auditions, sera publié. Si le processus a été controversé, il stimulera certainement un débat autour de l’enseignement de l’histoire coloniale en Belgique, ainsi que sur les réparations et la restitution des œuvres d’art. 

Quel est le prix pour les blessures du passé ?

Concentrons-nous sur la question des réparations. Récemment, le New York Times a publié un projet consacré à la compréhension de l’héritage du colonialisme français en Haïti, en particulier la dette souveraine qu’Haïti a dû payer à son ancien colonisateur pour le rembourser de l’émancipation des esclaves et autres biens français. Leur estimation : Haïti a perdu entre 21 et 115 milliards de dollars, soit environ 1,5 à 8 fois la taille de l’économie haïtienne en 2020. 

Quel serait ce chiffre pour le Congo ? Le panel d’experts belges n’avance pas de chiffre, et comme l’a dit l’une des expertes, Anne Wetsi Mpoma :  « Le préjudice subi est impossible à quantifier, ce qui ne change rien au fait qu’il doit être réparé par une compensation financière. » Des autres experts ont soulevé les obstacles techniques aux paiements de réparations. 

Mais ces difficultés n’ont pas empêché les chercheurs de tenter de quantifier les bénéfices. Jules Marchal, dans son histoire en quatre volumes de l’État indépendant du Congo (1885-1908) estime que le roi Léopold a réalisé quelque 220 millions de francs belges (ou 1,1 milliard de dollars d’aujourd’hui) de bénéfices du Congo entre 1885 et 1908. Adam Hochschild, un journaliste américain, estime qu’une grande partie de cette somme est allée à la construction de monuments et de bâtiments en son honneur, et à dorloter sa maîtresse adolescente.  

En général, les spécialistes s’accordent à dire que la remise du Congo par le roi Léopold II au gouvernement belge en 1908 a changé l’organisation de l’extraction, passant d’une mentalité de pillage à une forme de taxation ou extorsion plus institutionnalisée. Copiant les colonies britanniques en Afrique, « le but… n’était pas de maximiser les revenus à court terme, mais d’établir des institutions qui pourraient générer des revenus substantiels dans les années à venir, lorsque la participation africaine à l’économie commerciale aura augmenté ».

Pendant une grande partie de la période qui a suivi, le trésor belge n’a pas tiré beaucoup de profit du Congo, à l’exception de la période des deux guerres mondiales, lorsque la métropole a bénéficié de manière spectaculaire des ressources naturelles et de la main-d’œuvre de sa colonie. Par exemple, les prêts de la Banque du Congo Belge ont fourni la quasi-totalité des devises dont disposait le gouvernement belge en exil à Londres pendant la Seconde Guerre mondiale. 

Cela ne signifie pas pour autant que les entreprises et les élites belges n’en ont pas profité. Un examen plus approfondi de certaines entreprises belges de premier plan révèle l’importance du Congo pour la métropole. Avant tout, il y avait la Société générale de Belgique, le conglomérat qui contrôlait 70 % de l’économie congolaise à un certain moment. Avec Léopold II, elle fonde les « trois compagnies de 1906 » : l’Union minière du Haut-Katanga (UMHK), la Forminière, et la Compagnie du Chemin de fer du Bas-Congo au Katanga (BCK). Elles se sont partagées les droits miniers dans la région du Katanga et du Kasaï, tandis que la BCK était également impliquée dans la construction du chemin de fer. La clé de leur succès a été le mariage entre le secteur privé et l’État –– elles ont obtenu des concessions minières pratiquement sans frais et ont bénéficié de politiques de travail coercitives et des infrastructures de transport construites par l’État colonial.

Les bénéfices étaient énormes. Un auteur avance qu’entre 1950 et 1959, l’Union minière a réalisé 51 milliards de francs belges de bénéfices, soit l’équivalent de 6,1 milliards de dollars courants. À la fin de la domination coloniale, l’UMHK était le quatrième producteur de cuivre au monde; la Forminière, qui gérait une variété de projets miniers, de transport et agricoles, contrôlait jusqu’à deux tiers de la production mondiale de diamants industriels. Deux chercheurs estiment que pendant la colonisation les investissements congolais étaient beaucoup plus rentables que ceux en Belgique : entre 1920-1955, le rendement total des actions congolaises était de 7,18 % contre seulement 2,87 % pour les actions belges. Entre 1950 et 1955, un quart de tous les dividendes versés par les entreprises belges provenaient de la colonie.  

L’exploitation minière n’était pas la seule source de profits. Pendant une grande partie de la période coloniale, le Congo a eu la plus grande production de café en Afrique, et sa production brutale de caoutchouc pendant les années de l’État indépendant du Congo a été bien documentée. L’huile de palme était un autre gros revenu – les frères Lever ont commencé à s’approvisionner en huile de palme au Congo en 1911. Le gouvernement colonial leur a donné des terres deux fois plus grandes que la Belgique; de 1910 à 1920, les exportations d’huile de palme sont passées de 2 160 à 7 624 tonnes et les noix de palme de 4 224 à 39 457 tonnes. En 1930, la société Lever Brothers est devenue l’une des sociétés les plus rentables au monde et a fusionné avec la néerlandaise Margarine Unie pour former Unilever, la première multinationale moderne dans le monde.

Bien sûr, il serait simpliste de réduire l’importance du colonialisme à l’extractivisme  matériel. Le plus grand impact du colonialisme – et des trois cents ans de raids d’esclaves qui l’ont précédé – est probablement la façon dont il a restructuré les sociétés locales, les cultures et la gouvernance politique. Les chefferies coutumières ont été démantelées ou rendues irresponsables vis-à-vis de leurs populations ; les systèmes de valeurs ont été perturbés, y compris le genre et les normes politiques. Des centaines de milliers, probablement des millions, de personnes ont été tuées ou sont mortes des suites de maladies et de déplacements créés par la colonie.

Le combat contre l’oubli

Alors que faire ? Il n’y a évidemment pas de solution facile. Cependant, la première étape consiste à reconnaître l’impact durable que le colonialisme a eu, comme souhaité par le rapport des experts soumis à la commission parlementaire. J’espère que lors de son voyage au Congo, le roi Philippe exprimera plus qu’un « profond regret », une esquive sémantique qui s’efforce d’éviter toute responsabilité personnelle et étatique. L’éducation est peut-être l’outil le plus important à mobiliser pour faire reculer le « voile d’amnésie » qui s’est tissé par rapport au passé. Les mesures annoncées par la Belgique pour commencer à enseigner l’histoire coloniale congolaise à l’école sont les bienvenues – et attendues depuis longtemps – mais ne commenceront qu’en 2027 dans la région francophone, tandis qu’en Flandre certaines parties de l’enseignement secondaire ont commencé en 2019. Comme aux États-Unis, ce débat sur la manière d’enseigner et d’affronter le passé à l’école se poursuivra et constitue une partie importante de la décolonisation.

Qu’en est-il des réparations ? Dans une interview accordée à la chaîne de télévision VRT en 2020, le Premier ministre Alexander De Croo a déclaré: «Mon expérience est qu’on ne peut pas sortir un pays de l’extrême pauvreté avec un sac d’argent ». Il y a quelques mois, Georges-Louis Bouchez, le président du Mouvement Réformateur (qui est partie de la coalition au pouvoir actuellement), a pointé dans la même direction, rejettant les indemnisation pour le passé: «J’en ai marre de cette vision « woke » du monde, qui culpabilise, qui considère que l’homme blanc est responsable de tous les maux de l’humanité ». Et pourtant, des sacs d’argent ont été distribués ailleurs. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne de l’Ouest a accepté de verser 2 milliards de dollars aux victimes de la persécution nazie.  Aux États-Unis, le gouvernement a accepté d’ indemniser les Américains d’origine japonaise qui avaient été internés pendant la Seconde Guerre mondiale avec une somme modeste de 20 000 $ chacun; il finirait par payer des réparations de 1,6 milliard de dollars à 82 219 américains d’origine japonaise anciennement internés. Une autre commission a donné environ 1,3 milliard de dollars aux Américains indigènes pour des terres qui avaient été saisies par les États-Unis, soit l’équivalent dérisoire de moins de 1 000 dollars pour chaque personne.

Mais la compensation n’est pas toujours monétaire ou versée à des individus. Au Timor de l’Est, la commission de la vérité (2001-2005) a recommandé un processus combinant avantages individuels et avantages collectifs : les mères célibataires, les veuves de guerre et les victimes de violences sexuelles devraient bénéficier de bourses d’études pour leurs enfants en âge d’être scolarisés. Il existe d’autres exemples du Pérou, du Canada, du Chili et des Pays-Bas – le dernier en date vient d’Allemagne, qui a accepté de payer 1,2 milliard de dollars à la Namibie pour le génocide que ses troupes y ont perpétré entre 1904 et 1908. Bien que ce montant ait été critiqué comme étant insuffisant––et le gouvernement allemand a pris soin de la décrire comme « argent pour le développement »” et pas des réparations––rien de semblable n’a été fait dans le cas du Congo. Le gouvernement belge n’a accepté que récemment de restituer au Congo une des dents de Lumumba, volée par un policier belge. 

Les dépenses de la Belgique en aide publique au développement sont bonnes, par rapport à d’autres pays – elle consacre environ 0,47 % de son revenu national brut à l’aide – mais selon l’ OCDE, seulement environ 5 % de cette somme était consacrée au Congo en 2020, et la majeure partie de l’argent est passé par des ONG et des agences basées dans les pays du Nord. 

Étrangement, il y a relativement peu de débats au Congo sur ce que la Belgique doit aux Congolais.  Espérons que la visite du roi et le travail de la commission parlementaire sur le passé colonial changeront cela. 

Mais je reste sceptique. Il y a très peu de débat autour de ces questions en RDC; la commission parlementaire n’ira pas au Congo et leur  « Appel ouvert à la diaspora et à la société civile » n’a presque pas circulé au Congo. À Kinshasa, ni le gouvernement, ni les plus grands partis politiques n’ont soumis de commentaires officiels, à ce que je sache ; mais il reste difficile de savoir, comme ces commentaires ne sont pas publiés. 

Enfin, même si l’équipe du roi dit vouloir regarder en avant « pour construire un avenir de fraternité entre les peuples congolais et belge », il faudra en même temps reconnaître que le processus de décolonisation, lancé par (ou contre) l’oncle de l’actuel roi, doit continuer en Belgique, en RDC, et ailleurs. 

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