Ce billet de blog constitue le troisième volet d’une série d’études sur les dynamiques sécuritaires dans les provinces du Bas-Uélé et du Haut-Uélé. Il interroge la capacité de l’armée sud-soudanaise à contribuer à la restauration de la paix en République démocratique du Congo (RDC).
Par Adolphe Agenonga Chober, chercheur principal pour les Uélés à l’institut congolais de recherche Ebuteli
La décision des chefs d’État de la Communauté d’Afrique de l’est (EAC) de déployer une force régionale (East African Community Regional Force, EACRF) dans l’est de la RDC, suite au sommet du 21 avril 2022, à Nairobi (Kenya), a été une surprise pour la plupart des observateurs.
À la suite du sommet susmentionné, le statut, la mission et les zones géographiques où les contingents de l’EAC devraient se déployer avaient fait l’objet d’un nouveau sommet tenu le 20 juin 2022 à Nairobi. Cette décision recelait une surprise encore plus grande : celle du déploiement de l’armée du Soudan du Sud qui n’avait jusque-là participé à aucune opération militaire en-dehors de son territoire.
La sécurité intérieure du Soudan du Sud demeure pourtant encore très fragile, ce qui justifie d’ailleurs le déploiement d’une mission de l’ONU, la Minuss.
Parodoxalement, ce pays doit intervenir pour rétablir la paix dans une province congolaise, celle du Haut-Uélé, dont le niveau d’insécurité est bien moindre que celui des autres provinces congolaises concernées par l’intervention. Et peut-être moindre que celui du Soudan du Sud lui-même.
Depuis, le déploiement des troupes de l’EACRF se fait en ordre dispersé. Dans une entente bilatérale avec la RDC, le Burundi, qui fait partie de l’EACRF a déjà déployé un contingent dans la province du Sud-Kivu (officiellement depuis le 15 août 2022) pour « traquer » les groupes armés actifs dans cette province. Il a été suivi par le Kenya qui a officiellement démarré le déploiement de son contingent à Goma dans la province du Nord-Kivu, le 13 novembre 2022. Dans le cadre de la mise en œuvre de la feuille de route de Luanda, les militaires kényans sont déployés à Kibumba, une sorte de zone tampon entre le Mouvement du 23 mars (M23) et les Forces armées de la république démocratique du congo (FARDC).
De son côté, l’armée ougandaise, UPDF, mène depuis novembre 2021, une opération conjointe avec les FARDC contre les ADF dans le grand Nord et en Ituri. Bien que cette opération soit antérieure à la mise en place de l’EACRF, l’Ouganda fait également partie des pays contributeurs des troupes de cette force.
Le Rwanda n’ayant pas été autorisé à déployer des troupes en RDC, et la Tanzanie semblant avoir renoncé d’en faire partie pour le moment tout en maintenant son contingent de la brigade d’intervention de la Monusco, seul le Soudan du Sud manque encore à l’appel parmi les contingents annoncés.
Bien qu’aucune date précise du déploiement n’ait été annoncée pour le moment, le contingent sud-soudanais serait déjà positionné le long de la frontière congolaise depuis fin décembre 2022 et début janvier 2023 selon Xavier Bonane, député national élu de Dungu dans le Haut-Uélé. La même information a été confirmée par plusieurs sources locales dont l’abbé Jean-Pierre Bagudekia, directeur de la Commission diocésaine justice et paix (CDJP) de Dungu-Doruma.
À en croire Xavier Bonane, les militaires sud-soudanais seraient arrivés, à partir du 1er janvier 2023, en deux vagues. La première serait visible depuis Bitima, une localité située à Dungu, une information confirmée par la CDJP. La seconde qui pourrait intervenir dans le parc national de la Garamba (PNG) se trouverait à Mogoroko à la frontière, côté sud-soudanais. Ils auraient aussi déployé leur armement et des machines destinées à réhabiliter les routes, à Gangura.
Au total, le contingent sud-soudanais devrait être composé de 750 militaires qui devraient, selon le général Lul Ruai Koang, porte-parole de l’armée sud-soudanaise, participer à la mission de l’EAC en RDC. Il serait composé des militaires issus du “brassage” d’anciens rebelles avec les soldats de Salka Kiir recyclés pendant six mois environ.
Ce contingent devrait être composé à la fois d’anciens rebelles pro-Riek Machar et de militaires « loyalistes » pro-Salva Kiir. Ce sont donc des militaires issus du processus d’intégration de l’armée du Soudan du Sud conformément à l’accord obtenu grâce à la médiation du Soudan en avril 2022 prévoyant l’unification du commandement des forces armées.
Selon le ministre sud-soudanais en charge de l’information et des médias, Michael Makuei Lueth, cette mission devrait être financée à hauteur de 6,6 millions de dollars américains, par le gouvernement sud-soudanais (tous les contingents de l’EACRF doivent, en principe, être financés par leur État d’origine).
Lors d’une visite à Dungu, dans le Haut-Uélé, le 15 juillet 2022, le général kényan Jeff Nyagah, commandant de l’EACRF, a affirmé que le contingent du Soudan du Sud allait être déployé dans le but d’accompagner le secteur opérationnel Uélé basé à Dungu pour « la traque des résidus de la LRA [Armée de résistance du Seigneur] et des braconniers internationaux ».Mais ce déploiement du contingent du Soudan du Sud suscite des controverses, voire le refus de la part des organisations de la société civile. C’est à ce titre qu’un collectif de mouvements citoyens a organisé une marche – interdite – le 18 janvier contre ce déploiement.
Mauvais souvenirs
Pourquoi le déploiement du contingent sud-soudanais est-il rejeté jusque dans le Nord-Kivu ? Il y a lieu de rappeler que 750 militaires sud-soudanais fuyant les affrontements opposant les hommes du président Salva Kiir à ceux de son rival, Riek Machar en 2016, avaient traversé la frontière et étaient entrés dans la province congolaise du Haut-Uélé. Ils furent désarmés et relocalisés par la Monusco dans le Nord-Kivu.
Les habitants de la région gardent un mauvais souvenir de ces hommes. Claude Habyakaremye, habitant Buumba à Nyiragongo interrogé par la Deutsch Welle a ainsi expliqué ce sentiment : « Avec le Soudan on a quand même une expérience très malheureuse. En 2017 (…) on les a malheureusement cantonnés dans le camp de la Monusco, sans consulter et la population. (…) Ils ont aussi été l’une des sources de l’insécurité dans le Nyiragongo et dans la ville de Goma (…) Il y a eu balkanisation au Soudan, il y a eu Soudan du Nord et Soudan du Sud. Je ne sais pas si c’est à un pays (…) qui est en train de construire son armée, qu’il faut faire appel… ».
Pour mémoire, en octobre 2016, le collectif de notables du Nord-Kivu avait organisé un sit-in devant le gouvernorat pour exiger la relocalisation des anciens militaires sud-soudanais du Nord-Kivu vers un autre pays africain au motif que cette présence pouvait constituer un alibi pour le Soudan du Sud d’attaquer la RDC. Il faut signaler que déjà en septembre 2016, le caucus des députés nationaux du Nord-Kivu avait désapprouvé la présence de ces militaires en arguant que le Nord-Kivu avait beaucoup été endeuillé par les rebellions étrangères.
Ce n’est qu’en octobre 2018 que la Monusco ferma le dernier camp où ces militaires furent cantonnés, annonçant qu’ils furent relocalisés dans d’autres pays, y compris leur pays d’origine.
Par ailleurs, dans le Haut-Uélé où le déploiement de ce contingent a été annoncé, la population reste dubitative. Dans une déclaration du 21 janvier signée par 172 représentants de différentes couches sociales de Dungu, un refus a été opposé au déploiement de ce contingent du fait que la population de ce territoire garde un mauvais souvenir de pillages, y compris d’hôpitaux, entre septembre et décembre 1998 par l’Armée populaire de libération du Soudan (SPLA). Xavier Bonana estime qu’aucun groupe armé présent dans les Uélés ne représente une menace telle qu’elle justifierait une intervention militaire extérieure. L’armée du Soudan du Sud n’aurait pas la capacité de contribuer à une mission de paix en RDC, étant elle-même en plein mixage, ajoute-t-il.
Les acteurs politiques nationaux se sont aussi invités dans le débat. Le cas le plus emblématique est celui de Moïse Katumbi qui a estimé non seulement que les FARDC ne devaient pas être une armée « assistée », mais qui a aussi critiqué le choix des Sud-soudanais « qui eux-mêmes font appel aux Ougandais pour leur sécurité ».
Enjeux du déploiement de l’armée du Soudan du Sud
Pour la RDC, autoriser un tel déploiement s’expliquerait en réalité pas par l’efficacité de l’armée du Soudan du Sud mais plutôt par la nécessité d’obtenir un soutien supplémentaire au plan diplomatique pour contrecarrer le Rwanda.
Pour le Soudan du Sud, l’enjeu affiché est à la fois de corriger l’image écornée de son armée déchirée par les conflits intercommunautaires et de démontrer qu’il pourrait jouer un rôle constructif pour la paix à l’échelle régionale. Ce serait la principale raison à en croire sa ministre de la Défense, Angelina Teny, qui a affirmé : « C’est l’occasion de montrer que l’armée du pays a été libérée du tribalisme et du régionalisme ».
Mais Djuba pourrait aussi poursuivre des intérêts plus étroits, notamment en contrôlant une zone qui servirait de refuge à des forces hostiles. Par le passé, elle a en effet procédé à une série d’incursions sur le sol congolais à la poursuite des forces rebelles.
Actuellement, il est signalé la présence d’une milice appelée « Palanga Aboro », signifiant « jeunes gens » en Pazande (langue du peuple Zande), qui serait libre de mouvement à travers la frontière de la RDC et du Soudan du Sud. Elle serait composée principalement d’Azandé du Soudan du Sud, une communauté transfrontalière qui habite aussi le Bas-Uélé et le Haut-Uélé. Les combattants de cette milice fréquenteraient régulièrement le marché de Nebiapayi, situé à la frontière, du côté congolais.
En visant le contrôle de la frontière avec la RDC, le Soudan du Sud chercherait à renforcer les trafics commerciaux transfrontaliers en sa faveur. Le fait d’avoir déployé des machines pour réparer les tronçons routiers dans la région laisse entrevoir la volonté de désenclaver une région où les routes n’existent presque plus. Par le passé, cette région était un pôle du commerce du café et des produits agricoles exportés de l’Ituri et du Haut-Uélé vers le Soudan du Sud.
En avril 2022, le gouvernement provincial du Haut-Uélé et de province de Central Equatorial State avaient convenu de la mise en place des mécanismes de sécurité des échanges commerciaux transfrontaliers à la suite d’une rencontre tenue à Aba, une cité congolaise frontalière avec le Soudan du Sud dans le territoire de Faradje. Ainsi, il s’avère que le Soudan du Sud trouve une opportunité pour réorienter les transactions commerciales de l’intérieur de la RDC vers le Soudan du Sud.
Quelle est la capacité de cette armée à atteindre ses objectifs ? Elle est constituée d’anciennes forces rebelles qui avaient combattu le régime de Khartoum, le SPLM [Mouvement populaire de libération du Soudan], héritées de John Garang, son ancien chef, depuis son décès en 2005.
En 2011, lorsque le Soudan du Sud accède à l’indépendance, un clivage ethnique réapparaît au point de créer une fracture au sein de l’armée. Elle tient notamment aux origines ethniques de Salva Kiir et Riek Machar, le premier étant Dinka et le second Nuer.
En 2013, Kiir accuse Machar de préparer un coup d’État, entraînant le début d’une crise politique profonde au Soudan du Sud. Machar fuit la capitale et en appelle au renversement du régime de Djuba. Cet appel était suivi de violences interethniques dans la capitale avant de s’étendre dans d’autres villes telles que Bor et Bentiu.
Ces affrontements vont entraîner une division entre la SPLA/SPLM (Armée/Mouvement de libération du peuple soudanais), dénomination de l’armée maintenue pour désigner la force fidèle à Kiir, et la SPLA/SPLM-IO (in opposition) pour désigner une force « rebelle » acquise à Machar.
Sous les pressions américaines et avec la médiation de l’EAC, Salva Kiir et Riek Machar ont signé, le 26 août 2015, un accord prévoyant le retour de Machar à Djuba comme vice-président, le retrait des troupes de l’UPDF qui soutenaient le gouvernement de Djuba, et l’exclusion, dans un rayon de 25 km autour de Djuba, de toute force militaire, excepté les détachements commis à la garde de Kiir et de Machar, de 3 500 et 1 400 militaires respectivement.
En application de cet accord, Machar a regagné la capitale et repris son poste de vice-président. Mais à la veille de la célébration du cinquième anniversaire de l’indépendance du pays le 9 juillet 2016, de violents affrontements ont à nouveau éclaté entre les militaires de Kiir et ceux de Machar, provoquant la mort d’au moins 300 personnes et plus de 42 000 déplacés.
Dans le rapport de force, la balance a penché du côté de Kiir qui bénéficiait du soutien de l’UPDF. Ainsi, Machar a été contraint à l’exil avec ses hommes. Une partie de ses militaires a été désarmée dans le Haut-Uélé avant d’être relocalisée dans le Nord-Kivu, comme indiqué ci-dessus.
Les combattants Nuer vont alors se fragmenter en plusieurs factions, dont la plus célèbre est peut-être l’armée blanche (du fait des cendres que les combattants appliquent sur leur visage), qui comprendrait jusqu’à 25 000 combattants mais qui échapperait en partie au contrôle de Riek Machar.
En août 2018, un nouvel accord a été signé entre Kiir et Machar, prévoyant le retour de ce dernier et la formation d’un gouvernement d’union nationale de 35 ministres et un parlement de 550 députés formés par des composantes issues de deux camps avec une ouverture à d’autres forces. Il a fallu attendre 2022 pour que ce pays se dote des forces de défense unifiées. Ce déploiement en RDC pourrait donc avoir valeur de test pour ce nouvel ensemble.